Une nouvelle mini-série Netflix, quand on sait qu’un certain Steven Soderbergh est crédité au générique, ça intrigue. Et plus encore lorsqu’il s’agit d’un western, genre définitivement revenu à la mode au sein du cinéma américain contemporain. Avec bonheur ? En tout cas pas avec Godless, qui offre une cruelle et double désillusion. D’une part parce que Soderbergh, grand explorateur du format télévisuel avec The Knick, n’a en fait réalisé aucun des sept épisodes de la fournée. Et que ça se voit. Ensuite, parce-que cette énième déclinaison d’un genre canonique laisse perplexe. Avec une ambition gargantuesque qui ne pouvait qu’amener à se brûler les ailes, la série se présente comme une sorte de super-western synthétique, qui recoupe des codes narratifs, thématiques et techniques propres à l’âge d’or hollywoodien. Les mises en parallèle avec des chefs-d’oeuvre de cette période seront donc nombreuses, et si comparaison n’est pas toujours raison, c’était inévitable ici, la série pillant ces films sans réserve ni subtilité. Godless présente ainsi l’intérêt évident de questionner l’avenir et l’exploitation post-années 2000 d’un genre ancestral, totalement tributaire de son contexte historique et de production originel.
Godless conte les destins liés de Frank Griffin, un hors-la-loi semant la terreur dans l'Ouest américain des années 1880, et de son ex-partenaire Roy Goode, devenu un ennemi, qu’il traque pour “trahison”. Durant sa quête, il se retrouve à La Belle, Nouveau Mexique - une ville entièrement régie par des femmes. La lecture de ce simple synopsis évoquera d’emblée au friand de western deux films passés à la postérité : Shane de Georges Stevens, et La Rivière Rouge d’Howard Hawks. Cependant, c’est dans le sillage de L’Homme qui tua Liberty Valance, chef d’oeuvre tardif de John Ford, que s’ancre en premier lieu l’intrigue de Godless.
La série semble d’abord ébaucher une réflexion sur l’enchevêtrement complexe de la légende et de la réalité, et par extension de la “véracité” des récits. De manière satisfaisante, Scott Frank (vrai créateur de la série, Soderbergh n’étant que producteur) impose un rythme lent, qui prend le temps de nimber ses personnages d’une aura de mystère en révélant leur passé au compte-gouttes. Beaucoup de quidams sont ainsi interrogés et amenés à conter des récits qui les concernent en flashbacks, dont la fiabilité est constamment sujette à caution. Frank parvient à exprimer cette collusion dialectique entre mythe et fait par un travail soigneusement pictural.
Semblables aux premières photographies du 19e siècle, les teintes de ces images-souvenirs sont totalement délavées, légèrement sépia et tirant vers le noir et blanc sans jamais y souscrire totalement. Dans un contraste violent, certains points particuliers en sont colorisés et saturés à l’extrême, ce qui a pour effet de traduire visuellement le doute mémoriel propre à toute relation d'événements du passé. Faut-il accorder plus de crédit à ces détails surlignés dans le plan qu’au reste de l’image au rendu grisâtre ? Où constituent-ils justement des distractions qui détournent l’attention de l’essentiel, du “véridique”, alors assimilé à une certaine probité du noir et blanc ?
Cette perspective intéressante est d’ailleurs appuyée par le personnage de Frank Griffin, interprété par Jeff Daniels, qui instrumentalise le médium journalistique pour instiller la terreur dans les esprits et ainsi donner une dimension légendaire à sa sanglante vendetta. Ainsi qu’à lui-même, vendu comme un ange exterminateur investi d’une mission sacrée. Cependant, et c’est en cela que Godless déçoit perpétuellement les attentes, ce filon ne va pas être exploité sur plus d’un épisode et demi, complètement mis sur la touche pour se concentrer sur tout à fait autre chose. Les flashbacks, toujours tournés selon le même procédé esthétique, ne s’inscrivent dès lors plus dans l’édification d’un propos solide et cohérent, et transforment Godless en sorte de Sin City au Far West, aux scories visuelles passablement tapageuses et artificielles (les gerbes de sang d’un rouge fluorescent lors des fusillades…).
C’est maintenant la direction Shane que Scott Frank va tenter d’explorer et, à ses risques et périls, de tout aussi laborieusement dépasser. Dans ce grand classique de 1953, le héros éponyme, de passage dans une petite bourgade, partageait quelques temps la vie des Starrett, une famille de fermiers locaux. Il les aidait dans leurs tâches quotidiennes, jusqu’au jour où il devait reprendre les armes pour défendre ses hôtes face à des hors-la-loi sanguinaires. De même que dans Godless, Roy Goode, pourchassé par un Frank Griffin sans pitié, se réfugie chez une femme et son enfant semi-indien. D’un côté comme de l’autre, des rapports similaires de fascination s’établissent vis-à-vis de l'étranger” : la mère n’est pas insensible au charme mystérieux du nouveau venu, tandis que le fils, très jeune, le vénère comme un héros, subjugué par sa stature imposante.
Dans Shane, le fait que le film épouse le point de vue d’un enfant de dix ans justifiait le côté "bigger than life" de cette vision quelque peu idéalisée de l’Ouest. Le petit Joey avait besoin de se représenter et de croire en des héros purs et durs ; d’un autre côté, "les méchants" devaient aussi l’être de la tête aux pieds. Son regard porté sur le monde nous donnait donc à voir des personnages archétypiques. Mais cette approche mystificatrice, que l’on pourrait effectivement trouver simpliste, voire caricaturale dans l’absolu, était amplement légitimée par l’idée géniale qu’ont eu Georges Stevens et ses scénaristes : mettre perpétuellement leur caméra à hauteur de ses yeux (de nombreuses contre-plongées étaient utilisées en cours de film).
Ce qui n’est assurément pas le cas de Godless qui, avec une lourdeur accablante, s’inscrit dans un processus d'iconisation du personnage de Roy Goode sans aucune justification. De nombreuses séquences, gonflées comme un ballon de baudruche condamné à l’éclatement (dans une volonté d'établir de nouveaux standards filmiques), vont ainsi le représenter comme un véritable surhomme, accomplissant des actes nobles comme le dressage des chevaux, où plus triviaux comme celui de manier le pistolet, avec toujours une habileté prodigieuse. La mise en scène se déleste de toute finesse, et capte solennellement le moindre de ses gestes (ou non-gestes) comme autant de postures hiératiques, transformant cette fois Goode en Messie du Far West à l'aide de ralentis et autres contre-plongées édifiantes.
Le caractère pompier de l’entreprise est encore accentué par deux autres procédés. D’abord les contrechamps en gros plan sur les personnages de la mère et du fils, qui assistent, l’air passablement transfiguré, aux exploits sacrés de Goode et sont censés dédoubler la subjugation spectatorielle. Ensuite, l’utilisation de la musique dans son rôle premier de machine à émotions empathique, qui est sans exagérer la plus catastrophique à laquelle il ait été donné d’assister ces dernières années. Non seulement le score est en lui-même sirupeux et invariable, mais c’est surtout son timing qui est tristement prévisible : à chaque moment “charnière”, comme la lecture d’une lettre capitale, il est tout de suite évident qu’il va se faire entendre, alors qu’un silence complet aurait parfaitement convenu.
Cette portion de métrage, trop longue, consacrée à cette figure héroïque, se révèle par conséquent épuisante et frôle souvent le ridicule. Là réside le problème fondamental de Godless, qui soumet la série à un déséquilibre constant en dilatant, distendant à l’extrême ce qui ne devrait pas l’être ; et en contractant, compressant ce qui recèle le plus de potentiel. Elle porte également préjudice à l’écriture du premier personnage principal, le plus lisse et fade du film. L’ombre de l’Impitoyable Clint Eastwood, qui tentait lui aussi de se reconvertir dans l’élevage pour échapper à un passé de spirale infernale de violence, plane sur Goode et aurait pu étoffer son personnage. Mais impossible d’y croire, tant ses aspects vertueux sont mis en avant : il apparaît comme un boy scout qui semble plus provenir d’un récit d’initiation enfantin comme Jody et le faon que d’un quelconque western crépusculaire.
Il restait donc à Scott Frank une troisième tentative de réappropriation de grands classiques, dans sa description de la relation père-fils conflictuelle entre Goode et Frank Griffin, qui rappelle cette fois très fortement le Red River de Howard Hawks.
Là aussi, John Wayne, figure paternelle, adoptait et formait le jeune Montgomery Clift avant qu’un désaccord profond ne les divise. Godless est également centré sur les rapports difficiles qui se transforment en antagonisme sans merci entre le père et le fils. Leurs relations au départ basées sur l’admiration et la fascination tournent, les difficultés surgissant, à l’agressivité et à la rébellion. Le modernisme du Hawks, sorti en 1948, provenait des ambiguïtés du personnage de Wayne, dont l’obstination et l’autorité quasi pathologiques cachaient une instabilité dangereuse. Rarement le protagoniste principal d’un western, qui plus est interprété par un acteur réputé pour sa droiture et symbole des valeurs traditionnelles américaines, n’avait été aussi impitoyable, cruel, vindicatif et antipathique de prime abord.
Plus mégalomaniaque et illuminé encore, le prêtre paternaliste de Jeff Daniels s’érige en juge divin : à chaque mort entravant son périple, il demande à se charger personnellement de lire les prières selon le crédo “je le tue et je prie pour son âme”, dans un mélange de sadisme et de bienfaisance profondément perturbant. L’acteur, reconnu pour de grands rôles de composition dans les années 80 et récemment dans la série The Newsroom, donne vie à un vrai grand méchant qui, contrairement à Roy Goode, est l’objet d’une caractérisation psychologique bien plus complexe et donc intéressante. Chacune de des apparitions est marquante car gorgée d'imprévisibilité, avec sa douceur terriblement menaçante. Ses motivations réelles sont habilement laissées dans le flou du début à la fin, mais Daniels ne peut cependant pas sauver ni compenser les aspérités boursouflées de la mini-série, qui prend à nouveau bien soin d'escamoter cette relation conflictuelle et cette figure haute en couleurs pour sans cesse emprunter d’autres chemins de traverse.
C’est ainsi que Scott Frank, semble-t-il difficile à rassasier, ajoute une dernière pierre à son édifice monstrueux : la description sociologique, pseudo-documentaire, d’une petite ville intégralement composée de femmes au caractère bien trempé, et de leur esprit de groupe (hawksien une fois encore, on pense à Rio Bravo) destiné à faire rempart à l’envahisseur barbare. L’on a beaucoup glosé, positivement et à raison, sur la dimension féministe de l’oeuvre. Les caractères sont dessinés avec un mélange assez réussi de sensibilité à fleur de peau et de stature brut de décoffrage. Il en découle des passages à la truculence bienvenue, où les habituelles bagarres de saloon et autres règlements de compte sont satiriquement détournés : les femmes mettent littéralement les rares hommes encore vivants à genoux et leurs donnent des leçons de savoir-vivre. L’approche est louable mais ne constitue malheureusement qu’un bloc hétéroclite de plus accolé aux autres, dans la formation de cette immense oeuvre-somme bâtarde et malade.
Cet aspect aurait également mérité plus d’attention pour rendre le destin tragique de ces femmes tangible, avec ce traumatisme originel qui pèse en toile de fond mortifère (le décès de tous les maris lors d’une explosion minière). La caméra ne se pose pas assez dans la petite bourgade, et ne capte que superficiellement les conditions de vie précaires de ces dames et leur combat quotidien pour la survie. Cela n’est pas aidé par de nouvelles images d’Epinal, petit tableaux pastoraux éclairés à la Terrence Malick, qui contredisent totalement la vision d’un Far West âpre et sans concessions qu’entend donner la mini-série (exposée par Jeff Daniels au détour d’un dialogue : “it’s a godless country”). Censée dégager des odeurs de soufre et le stupre, l’oeuvre donne bien davantage un doux parfum de rose et de lavande à inhaler.
Pour terminer, la qualité d’un western se mesure aussi à l’efficacité et la maîtrise de ses gunfights. Godless rate le coche en plagiant cette fois Sam Peckinpah sans ménagement. Le montage éclaté, fragmenté à l’extrême de La Horde Sauvage pouvait vite passer pour de la virtuosité gratuite, mais exprimait souvent un certain chaos matériel et moral, propos nihiliste indissociable du contexte du Nouvel Hollywood, qui entendait réduire en poussière les grandes icônes ancestrales du western classique. Les scènes d’action de Godless se rêvent en grand opéra sanglant, mais ne sont qu’un tourbillon affolé où les jets d’hémoglobine et les chutes au ralenti de personnages frappés à mort ponctuent une action discontinue et sans ligne de force, conséquence d’un découpage à la ramasse, proprement bâclé.
Se dessine dès lors un nouvel exemple illustratif de reprise sans âme d’architectures propres à un cinéma antérieur, dépossédée de toute légitimité en vertu de sa non-concordance avec un contexte historique ou idéologique précisément daté. Qu’il restitue tel ou tel schéma narratif où tel ou tel procédé de mise en scène propre à des grands westerns, Scott Frank n’exprime rien du tout (en plus de le faire avec une bien moindre maîtrise). Godless est avant tout une oeuvre de petit fanboy qui prendrait un malin plaisir, avec un manque d’humilité tout à fait ahurissant, à maladroitement faire joujou avec un patrimoine filmique idolâtré, et à en accentuer les composantes archétypales jusqu’à l’écoeurement.
Godless est donc symptomatique, aux côtés de films tels qu’Appaloosa ou de 3h10 To Yuma, de ce courant néo-académique du western post 2000, qui prétend apporter un traitement des rapports humains réactualisé et soi-disant détaché des stéréotypes d’antan, plus proche des attentes du public contemporain. Ce qui se traduit majoritairement, hélas, par un aplanissement de toute aspérité de cinéma, le soin ostensible de la direction artistique s'additionnant à de pesantes conventions de forme et de fond, en vigueur aujourd’hui dans une bonne partie du cinéma hollywoodien, qui ne font que se substituer à celles qui les ont précédées. Le western « moderne » n’est autre qu’un sous-genre du film d’époque en costumes, qui se trouve ainsi menacé des mêmes travers récurrents.
Quelques coups d’éclats fulgurants viennent cependant contrecarrer ce constat blasé. L’on continuera à se délecter de l'atmosphère, véritablement onirique et suspendue, d’une tétanisante Proposition, tout comme de la mélancolie déchirante de L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, vraie méditation sur la création du mythe. Autrement, il est aujourd’hui très facile de revisiter les oeuvres majeures des Ford, Hawks, et autres Delmer Daves qui pouvaient, en un unique plan limpide, faire ressortir tout le tragique d’une destinée individuelle ou collective et lui donner une immense signification sociale ou historique. Oui, parfois, “c’était vraiment mieux avant”.
PS : La seule série westernienne digne de ce nom s'appelle Deadwood, et est à découvrir ou redécouvrir sans ménagement.
Robin