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18 mars 2019 1 18 /03 /mars /2019 18:05

       Dick Cheney. Un nom qui semblait si familier durant le mandat Bush Jr mais dont nous ne savions finalement pas grand chose. Et c’est là tout le sujet de Vice, s’attaquer à la vie de cet homme de l’ombre qui a fortement pesé dans la politique américaine depuis les années 70. Le terme « s’attaquer » prend d’ailleurs ici tout son sens tant le cinéaste Adam MacKay va s’acharner à démonter tout un système politique à travers cette figure énigmatique et controversée. Il n’y aura jamais tromperie sur la marchandise tant la démarche est explicite, nous assistons ici à un véritable film à charge pleinement assumé. Et comme tout film à charge qui se respecte, il n’y aura aucun consensus possible et les avis auront du mal à être unanimes. D'autant plus que la liberté de ton de Vice peut aussi dérouter plus d’un spectateur. Un film aux multiples facettes donc qui a beaucoup de choses à raconter et avec panache. Peut-être un peu trop?

Vice

       Après une courte (et amusante) séquence d’introduction présentant les difficultés à faire un film sur un homme aux nombreuses parts d’ombre, le film démarre in media res dans un contexte qui constitue le point d’orgue de la carrière de Cheney : les attentats du 11 Septembre. Mais comment cet homme peu connu et peu charismatique a-t-il pu se retrouver dans cette salle pour prendre des décisions urgentes pour solutionner cette crise inédite et inouïe ? C’est l’un des propos du film, montrer cette ascension sur les marches du pouvoir et les étapes/limites à franchir pour arriver ses fins.

       La narration du film, non-linéaire, est assurée par un mystérieux personnage dont on apprendra le rôle un peu plus tard. Difficile de ne pas être intrigué par ce procédé tout comme il est difficile de ne pas être intrigué par le portrait dressé de Dick Cheney qui apparaît déjà comme étant un homme de contrastes dès sa jeunesse. Aussi intelligent qu’intenable (viré de Yale après une bagarre), mutique et imprévisible, difficile d’imaginer que cet électricien troublé deviendra l’un des hommes les plus puissants de son pays. C’est ce qui est d’ailleurs très intéressant, de voir comment un homme si effacé d’apparence parviendra petit à petit à poser ses pions pour affirmer son emprise autour du pouvoir, aidé par une épouse aux dents longues.

 

       Et c’est ce qui est vraiment palpitant dans ce film, cette progression de Cheney dans la vie politique. Cette plongée dans les arcanes du parti républicain est captivante avec l’accumulation de plusieurs contextes géopolitiques controversés et passionnants (la guerre du Vietnam, le Watergate, le 11 Septembre, etc.). Les grandes étapes de cette carrière sont à la fois marquées par le travail, la chance et les opportunités plus que par un réel sens. On notera cette scène marquante où Cheney s’interroge un temps sur la vision politique des républicains, ce qui déclenchera un fou rire chez Donald Rumsfeld (incarné ici par Steve Carrell). Le film est dans l’ensemble très cynique et acerbe sur le monde politique, ce qui aurait pu être plus marquant s’il ne cantonnait pas qu’au simple monde républicain.

        C’est bien là toute la limite d’un film orienté politiquement et qui ne va pas faire preuve d’un sens de la nuance exemplaire. Ça vise juste dans bien des cas mais ça tombe également dans la facilité et la spéculation. Spéculation qui, même si elle apporte un point de vue intéressant sur Cheney et l’Amérique en général, reste très discutable sur le plan éthique. Ceci dit la part de véracité reste majoritaire et fait plutôt froid dans le dos. Quand on pense à l’intervention américaine en Irak qui favorisait les intérêts de Cheney ou encore la douleur qu’il inflige à sa fille homosexuelle en se positionnant contre les avancées LGBT, on se dit qu’on avait affaire à un sacré personnage qui contraste fortement avec l’image qu’il dégage.

Vice

       Vice est donc un film à l’image de son personnage : plein de contrastes. On a d’un côté une mise en scène dynamique et originale qui sort des sentiers battus du biopic mais ce côté insolent peut s’avérer lassant à la longue tant les effets se multiplient trop souvent. Sur le fond il y a de la matière qui pousse à la réflexion et qui dérange mais encore une fois le côté très orienté et à charge peut déranger. D'autant plus qu’il ne s’agit pas forcément de sujets ultra récents. Contemporains certes mais pas récents. On les connaissait les mensonges liés à l’invasion de l’Irak et les fameuses armes de destruction massives. Et si en parler et montrer les coulisses est intéressant, j’ai l’impression que McKay cherche à nous choquer à partir d’un truc inouï que nous connaissions déjà. C’est du moins la sensation que j’en ai eu, peut-être est-ce dû à cette fougue et cette énergie créatrice folles mais mal canalisées?

       J’appuie volontairement sur les aspects plus dérangeants du film pour mettre en avant ce qui me perturbe un peu mais je ne peux pas dire que je ne l’ai pas apprécié. Il y a quand même une certaine intelligence de traitement dans l’ensemble et le récit est prenant grâce à son approche quasi documentaire. Christian Bale offre une performance solide tant il arrive à s’effacer derrière son personnage (et pourtant Dieu sait que les métamorphoses d’acteurs m’insupportent). On notera également les prestations excellentes d’Amy Adams, Steve Carrell et Sam Rockwell. Ce dernier est génial d’ailleurs dans son incarnation d’un George W. Bush sur lequel on a un angle de vue intéressant, celui d’un pantin plus que d’un leader.

 

       Vice soulève des questions intéressantes tantôt avec habileté tantôt avec maladresse. Il peut enthousiasmer comme exaspérer et faire preuve de finesse comme de lourdeur. Et c’est vraiment dommage que le parallèle très évitable avec la politique de Donald Trump soit dressé dans cette scène de générique qui tombe dans une facilité vulgaire. Pour le reste on tient un film intrigant qui nous offre une plongée passionnante dans le monde politique malgré quelques défauts parasites. L’ampleur du sujet était peut-être trop grande pour tenir sur un seul film de 2 heures mais ce qui est évoqué a de quoi marquer, interroger et alarmer.

       C’est d’ailleurs ce qui fait que je recommande le visionnage de ce film qui explore des pistes intéressantes sur lesquelles le spectateur peut s’appuyer pour creuser le sujet de son côté. C’est ce qui pourra définir Vice, à savoir un fond brut très riche mais traité de manière un peu trop superficielle.

 

Romain

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9 mars 2019 6 09 /03 /mars /2019 13:38

       Après une série de trois films complexes plus ou moins controversés sur l’Amérique et le rapport maladif qu’elle entretient avec ses héros, Clint Eastwood renoue ici avec une certaine forme de simplicité qui a souvent fait sa force. Simplicité à la fois thématique, narrative et formelle qui s’éloigne radicalement d’un 15h17 pour Paris aux teintes plus expérimentales qui a dérouté pas mal de monde tout en étant malheureusement très incompris dans ses intentions. La Mule est un projet plus fédérateur sur le papier avec notamment le retour du grand Clint devant la caméra, ce qui fait écho à son succès commercial et critique Gran Torino dont on pensait clairement à l’époque qu’il s’agirait de son dernier rôle au cinéma. Dix ans après, la recette Eastwood derrière et devant la caméra fonctionne-t-elle encore aussi bien ? 

La Mule

       Nous suivons ici les aventures d’un vieil homme, Earl Stone (incarné par Mister Eastwood himself donc), qui va arrondir ses fins de mois en convoyant de la drogue pour le compte d’un cartel mexicain. Ce qui marque d’entrée de jeu, c’est ce sens de l’écriture qui va dérouter assez subtilement le spectateur dans un univers qui paraît si familier au cinéma. En effet lorsque l'on parle de cartels et de trafiquants de drogue sur grand écran, nous avons régulièrement le droit aux clichés des gros durs tatoués qui froncent les sourcils et sont bien méchants. Dans la Mule nous les retrouvons bien mais ils nous auront rarement paru aussi humains. 

       Au fur et à mesure que les missions s’accumulent, les liens entre les gangsters et le vieil homme se tissent et s’étoffent de manière parfaitement naturelle. C’est aussi ce qui rend ce film si attachant en fin de compte, le fait de voir des personnages aux caractéristiques simples mais évolutives et finalement assez surprenantes. Pas de manichéisme primaire donc, ce qui est réellement appréciable. D'autant plus que ces relations atypiques pleines de légèreté contrastent avec les relations délicates que le personnage entretient avec des personnes bien plus proches, à savoir les membres de sa famille.

 

       Thématique régulièrement présente dans la filmographie d’Eastwood, et souvent représentée de manière complexe, le thème de la famille aura rarement été traité de façon aussi introspective chez le cinéaste. Et pour cause, la fille du personnage délaissée par son paternel n’est autre que la fille de Clint Eastwood dans la vraie vie. Cette teinte autobiographique ajoute une autre profondeur à ce thème souvent évoqué et limite éculé au cinéma, d’autant plus que la sobriété du traitement rend le relation crédible. On pourra d’ailleurs dresser un parallèle avec Les Pleins Pouvoirs sorti une vingtaine d’années plus tôt et qui traite d'une relation père-fille similaire en filigrane. Et c’est en voyant La Mule qu’on comprend finalement encore plus le sens que donne Eastwood à la représentation familiale dans son cinéma.

       Outre les relations familiales compliquées, il y a cette confrontation à distance entre la mule et l’agent du FBI incarné par Bradley Cooper qui a une obligation de résultats dans la guerre menée face aux cartels. Confrontation intéressante entre deux personnages qui se croiseront sans se connaître et développeront un lien respectueux intrigant à suivre pour le spectateur, ce qui est finalement dans la continuité de chaque relation que l’on verra apparaître à l’écran. Et c’est une des grandes forces de La Mule, le fait que chaque personnage existe suffisamment à l’écran pour qu’on s’y attache et qu’on ressente de l’empathie. Le vieil Earl est bourré de défauts. Il a délaissé sa famille pour le boulot, est un peu raciste sur les bords sans le faire exprès et a sa propre morale pas exempte de tout reproche mais qu’est-ce qu’on s’y attache. Idem pour son ex-femme et sa fille, idem pour le chef du cartel et le protégé de ce dernier, idem pour les gangsters du garage. Une écriture de personnages toute simple mais terriblement efficace et qui ne les limite pas à de vulgaires stéréotypes.

 

 

La Mule

       Le film dans l’ensemble mêle habilement les séquences légères et humoristiques aux scènes plus dures et plus tendues, du fait notamment de la persévérance et de l’obstination du vieil Earl qui fait là un job comme un autre avec la même liberté que sa précédente activité de chef d’entreprise. Ce qui ne manquera pas d’énerver plus d’une fois les membres du cartel et de dérouter plus d’une fois ceux du FBI. Après les missions ont tendance à se dérouler assez rapidement et sont représentées de façon peu périlleuses, ce qui est ma petite déception. Pas de quoi bouder son plaisir non plus tant le film est bien rythmé et mis en scène avec une efficacité redoutable. J'ai toujours l'impression qu'on a tendance à l'oublier mais Eastwood reste un très bon formaliste avec une esthétique reconnaissable entre mille. 

       Et sur un plan personnel, je dois bien dire que le film apporte son lot d’émotions. Non seulement par son histoire et son sujet mais aussi par la présence à l’écran d’un Clint Eastwood qui n’a jamais été filmé aussi âgé. Je trouve sa présence particulièrement émouvante tant c’est un acteur pour qui j’ai toujours eu de l’admiration et que j’ai vu évoluer au fil des âges dans des films souvent marquants. Et le voir là, en pleine forme mais marqué par les stigmates de la vie à 88 ans, c’est vraiment quelque chose de spécial. 

 

       Mais si on enlève cette parenthèse, il s’agit bien là d’un film aussi simple que touchant, dans la lignée de son magnifique Honkytonk Man (qui traite d'une relation familiale, tiens tiens). Nous n’assisterons pas au film le plus audacieux ni le plus original du monde mais nous assistons tout simplement à un beau petit morceau de cinéma très agréable et tout en sobriété. En tout cas ça confirme le retour en force opéré par Eastwood depuis 5 ans après une série de films anodins et insipides (coucou Invictus). Et on espère que ce bon vieux Clint a encore quelques idées derrière la tête pour continuer à nous sortir des films de ce calibre.

 

Romain

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26 juillet 2018 4 26 /07 /juillet /2018 12:00

Depuis la fin de son âge d’or, on a beaucoup reproché au studio Pixar de trop se reposer sur son patrimoine en offrant à ses films des suites non nécessaires, pensées à des fins mercantiles. Le bilan est en effet peu glorieux : deux suites à Cars, dont l’original reste pourtant l’un des moins bons films de la première période du studio, une préquelle timide à Monstres et Cie et un Monde de Dory sympathique mais loin de la grandeur de Nemo... Et si personne ne remet en cause la qualité de la trilogie Toy Story, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la pertinence d’un quatrième volet, pourtant prévu pour l’année prochaine. Mais s’il y un film du catalogue de la firme là la lampe dont une suite était unanimement désirée, il s’agit bien des Indestructibles.

Les Indestructibles 2

En 2004, le film réalisé par Brad Bird (déjà auteur du splendide Géant de fer) devient une référence du film super-héroïque - animé ou non. Bird y mélangeait alors la recette Pixar avec son propre univers rétrofuturiste, nourri à la pop-culture des années 50, pour raconter l’histoire d’une famille de super-héros à une époque où l’utilisation de super-pouvoirs devient prohibée. Les Indestructibles s’impose rapidement comme l’une des pièces maîtresses de l’oeuvre pixarienne et tant son univers au potentiel infini que ses personnages extrêmement attachants rendent l’envie d’une suite palpable. Il faut pourtant attendre une bonne dizaine d’années pour que celle-ci soit annoncée, une décennie qui voit Brad Bird réitérer l’exploit au sein de Pixar avec Ratatouille, s’initier au film live avec Mission Impossible : Protocole Fantôme, puis connaître son premier échec critique avec l’imparfait mais enthousiasmant Tomorrowland. Le metteur en scène attendait visiblement l’inspiration pour continuer l’histoire de la famille Parr de manière pertinente. Et c’est dans un marché saturé par les héros en collants et autres super-pouvoirs que sort Les Indestructibles 2, ô combien attendu mais dont on pouvait se demander s’il briserait la malédiction des suites de Pixar. 

 

Le film commence immédiatement là où le précédent s’arrêtait. Le cliffhanger des Indestructibles premier du nom, qui tenait plus du clin d’oeil qu’autre chose, est ainsi recyclé par Bird pour devenir le point de départ d’un scénario malin, qui assume son statut de continuation directe. Alors que le débat de la légalisation des super-héros refait surface, Winston Deavor, un riche magnat, embauche Helen Parr, alias Elastigirl, pour devenir le porte-étendard de la cause des “supers” et force son mari Bob - Mr Indestructible - à assumer le statut de père au foyer. Cette inversion des rôles permet aux Indestructibles 2 de se construire comme un miroir du premier opus tout en abordant des thématiques plutôt d’actualité, comme la remise en question des statuts traditionnellement attribués aux genres féminins et masculins, l'émancipation de la femme et la lutte pour les droits civiques. Brad Bird témoigne par ailleurs d’une vraie confiance en son public, même jeune, pour assimiler le sens de son histoire sans passer par des ressorts éculés comme dispute de couple sur-appuyée ou une crise de virilité disproportionnée de la part d’un Bob émasculé. 

Les Indestructibles 2

Si chaque membre de la famille Parr se construit comme un archétype commun (le père de famille en plein crise de quarantaine, la mère se pliant en quatre pour maintenir le ménage à flot, l’adolescente mal dans sa peau, le jeune garçon survolté et le bébé imprévisible), le film prend soin de montrer ses personnages comme des êtres multidimensionnels aux interactions crédibles. C’est pourquoi, dans l’univers créé par Brad Bird, les scènes de dîner sont aussi importantes que les séquences d’action et pourquoi une portion significative du film est dévouée à Bob Parr et la manière dont l’ex-super assume son statut père comme il le peut. Cette intrigue pas si secondaire reste une preuve de l’étendue du registre dont peut se montrer capable le studio Pixar, d’hilarantes séquences mettant en scène Jack-Jack, le bébé aux multiples pouvoirs, alternent ainsi avec des scènes comme la conclusion du conflit entre Bob et sa fille Violet, probablement le moment le plus touchant du film. Cette portée familiale, qui faisait déjà la grande force du premier opus, se retrouve donc avec brio dans sa suite et l’attachement à la famille Parr et ses petits dysfonctionnements tout ce qu’il y a de plus humains permet à l’oeuvre de conserver une vraie richesse émotionnelle. 

 

Pour autant, c’est bien autour d’Elastigirl que se construit l’intrigue principale de ce second volet. Et l’inversion des rôles se montre aussi bénéfique pour Bob que pour Helen, propulsée au rang de femme d’action au sang-froid inébranlable. Le film offre à son héroïne quelques moments d’anthologie et la place au coeur d’impressionnants dispositifs d’action mettant en exergue ses pouvoirs très cinégéniques, tout en en faisant une détective aux sens acérés. Un poil moins jamesbondien que le premier opus (on troque une île secrète servant de repère à un vilain machiavélique pour un décor urbain plus typique du film de super-héros classique), Les Indestructibles 2 reste un vrai film d’action, alternant entre course-poursuites effrénées et phases d’enquête autour des méfaits d’un mystérieux vilain, l’Hypnotiseur

Les Indestructibles 2

Haletante et rythmée, l’histoire déçoit cependant sur certains aspects. On peut ainsi regretter l’emploi désormais beaucoup trop récurrent dans l’animation américaine contemporaine du “méchant surprise” qui ne dévoile son vrai visage qu’au dernier tiers du film. L’Hypnotiseur reste un antagoniste crédible au background un minimum justifié mais n’a pas le capital sympathie d’un Syndrome nettement plus fun. D’une manière plus générale, Les Indestructibles 2 apparaît moins complet thématiquement que son prédécesseur. Le plan de l’Hypnotiseur questionne, avec raison, la légitimité des superhéros en les accusant d’aliéner les masses et de priver les simples mortels de leur liberté d’action en les faisant constamment s’en remettre à des êtres “supérieurs”. Hélas, l’idée n’est ni développée en toile de fond sur l’ensemble du film, ni réellement contredite de manière convaincante et reste donc reléguée à l’état de simple motivation pour le grand vilain. 

 

Sans compter que si Brad Bird reproduit scrupuleusement la dynamique familiale qui constituait la grande force du film de 2004, il offre en revanche assez peu d’évolution à ses protagonistes. Dans Les Indestructibles, la famille Parr avait dépassé ses dysfonctionnements pour finir par opérer comme une vraie unité, alors que parents et enfants surmontaient leurs crises personnelles à travers l’exaltation de leur identité. La suite reste sur ce statu quo et, si le monde qui les entoure est en proie au bouleversement, ni la famille dans son ensemble ni ses différents membres ne connaissent d’évolution significative au cours du récit. Comme si Bird, soucieux de préserver l’intégrité de l'univers qu’il avait soigneusement créé quatorze ans auparavant, n’osait pas bouleverser ses acquis. En ressort ainsi l’impression d’un film au déroulement quelque peu classique et dont l’histoire marquera probablement moins les esprits que son prédécesseur, véritable vent frais sur le paysage de l’animation à sa sortie. 

Les Indestructibles 2

Scénariste un peu moins inspiré sur cette suite, Brad Bird n’en demeure pas moins un metteur en scène de génie. Son passage par le film live avait confirmé, renforcé même son statut de metteur en images talentueux, mais Les Indestructibles 2 est peut-être sa plus grande prouesse de réalisation. On s'ébahira ainsi volontiers de scènes d’action tout simplement ébouriffantes, découpées avec une finesse, un dynamisme et une ampleur dans le mouvement qui relèguent n’importe quel Marvel au rang d’un vulgaire téléfilm. Parfaitement à son aise lors de grandes course-poursuites mettant Elastigirl en lumière, Bird se montre tout aussi astucieux pour “filmer” des face-à-face en espaces exigus ou pour mettre en avant non sans une certaine jouissance les pouvoirs de toute sa palette de personnages, famille Parr comme nouveaux venus. L’univers des Indestructibles est plus coloré et vivant que jamais grâce aux énormes progrès techniques effectués par Pixar, comme toujours à la pointe de l’animation 3D et dont le travail de modélisation, d’animation et d’éclairage fait ici des merveilles, mais aussi grâce à une direction artistique typique de son auteur, nourrie à la science-fiction et aux comic books. 

 

Malgré une écriture plus convenue et moins audacieuse, Brad Bird remporte son pari avec cette suite. Le film s’inscrit respectueusement dans le sillage de son prédécesseur et tend à le compléter plutôt qu’à le réinventer, mais n’oublie jamais que la grande force de l’oeuvre originale était la famille Parr et le réjouissant contraste entre la banalité rassurante d’une vie de famille et l’intensité trépidante d’une équipe de superhéros. Bien loin des conventions actuelles du film de super-héros, cette suite parvient à garder une vraie fraîcheur au sein d’un paysage saturé par la guéguerre Marvel/DC, et restera sans doute le meilleur film du genre cette année, si tant est que la comparaison avec une concurrence aseptisée a un sens. La question reste de savoir si la collaboration entre Brad Bird et Pixar va se pérenniser, le talent et l’inventivité du réalisateur étant sans doute à même de soutenir le studio dans son progressif retour en grâce. De là à rêver d’un Indestructibles 3, il n’y a qu’un pas...

 

 

Martin 

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25 juillet 2018 3 25 /07 /juillet /2018 12:00

Le synopsis tient en deux lignes. Lorsque Ellen, matriarche de la famille Graham, décède, sa famille découvre des secrets de plus en plus terrifiants sur sa lignée. Une hérédité sinistre à laquelle il semble impossible d’échapper... Dès son magistral plan d’ouverture, qui zèbre l’espace d’une pièce avant de se terminer en travelling avant très lent vers une maquette de maison habitée par cette famille de quatre personnes, Ari Aster, maître d’oeuvre de ce premier film, en expose tous les enjeux, stylistiques aussi bien que thématiques. Et rassure tout le monde sur son intention de transcender ce script bien maigre et déjà-vu.

 

Premièrement, son bébé ne constituera pas, pour l’essentiel, une accumulation putassière de “jump scares” convenus, mais bien une sinueuse et labyrinthique descente aux enfers, qui étire justement la captation de l’action jusqu’au malaise le plus profond. Deuxièmement, s’y affirme d’emblée une position de cinéaste démiurge qui s’ingéniera, avec une délectation sadique, à manipuler et malmener les membres de cette petite famille d’apparence proprette, au sein d’un dispositif expérimental qui explore de nouvelles manières de faire peur par la seule originalité de sa mise en scène. Enfin, avec ce premier geste de grande classe, il entreprend de sonder la noirceur d’âme et le violence contenue qui se tapissent derrière le glacis social le plus policé.

Hérédité : le renouveau horrifique

Enoncer ainsi, avec une économie de moyens sidérante, les grandes lignes de force d’un film dès son démarrage, voilà qui constitue la marque des plus grands. Sorti de nulle part, Aster vient s’inscrire dans le paysage actuel du film d’horreur avec des ambitions énormes, qui vont aller dans le sens d’une conciliation harmonieuse de figures propres à des cinéastes spécialistes du genre adulés d’une part, et d’une volonté de renouvellement du film horrifique d’autre part. Des films qui tentent (et réussissent très souvent) de le dépoussiérer et de lui assurer un regain de vigueur ces derniers mois, il conviendra d’en citer deux en particulier, qui ont pu raviver la flamme chez les adorateurs cinéphiles les plus blasés et qui présentent, de manière surprenante, des similitudes avec Hérédité en termes d’exécution : Sans un bruit de John Krasinski et Jusqu’à la garde de Xavier Legrand (qui ne relève pas de l’épouvante à proprement parler).

 

Le Krasinski apportait un véritable vent de fraîcheur par l’exploitation ingénieuse d’un intéressant concept de base : aucun des personnages (une famille de quatre personnes, comme dans Hérédité) du long-métrage n’était autorisé à produire le moindre son ou bruit, les créatures “humanivores” de ce monde post-apocalyptique y étant ultra-sensibles. Le cinéaste générait ainsi la tension par l’entremise d'un dispositif qui travestit les sources traditionnelles de l’effroi : ce ne sont plus les bruits hors-champ mais bien les longs silences instables qui en deviennent les catalyseurs. L’attente craintive n’était donc plus matérialisée par les sons potentiellement émis par les monstres, mais bien ceux générés (ou pas) par les personnages humains, et favorisait de ce fait une empathie accrue avec les membres de la famille : au sein de longues plages de mutisme suffocant, un seul “dérapage sonore” et la mort guettait.

 

Hérédité partage ainsi avec Sans un bruit le projet de déplacer le curseur de l’angoisse sur d’autres éléments que le basique et désormais périmé principe du “jump scare”. D’un côté, Krasinski travaille sur les propriétés sonores du procédé. Les “tadam” sempiternels et sur-appuyés qui signalent la menace ne sont plus d’actualité puisque la focalisation est faite non plus sur son surgissement, mais bien sur la capacité des “proies” à lui faire face par l’émission ou non de sons. La présence du prédateur aux alentours (qu’il soit alien, humain ou d’ordre surnaturel) est toujours préalablement établie d’un point de vue sonore (les bruits de pas dans les escaliers ou les borborygmes continus et répétitifs), et l'effet de terreur n’est pratiquement jamais construit sur son apparition impromptue.

Hérédité : le renouveau horrifique

De l’autre côté, Aster va également déconstruire cette figure de style éculée mais d’un point de vue strictement pictural. Renonçant quasi constamment au jaillissement soudain, physique cette fois, de la menace au sein d’un plan bref en contre-champ, il va préférer établir sa présence graduellement au sein de tableaux horrifiques chirurgicalement composés. Captées par de très lents et délicats recadrages (si ce n'est par des plans totalement fixes), des silhouettes à l'allure mi-éthérée, mi-concrète, vont ainsi se matérialiser en arrière-plan sur base du seul travail photographique, par la grâce de jeux de mise au point et de gestion des contrastes ombre/lumière discrètement prodigieux.

 

L’expérience spectatorielle de l’horreur est ainsi habilement renouvelée car impliquant plusieurs états successifs : l’inquiétude (s’agit-il bien d’une silhouette, là-bas, en arrière plan ?), la stupeur (il s’agit bien d’une silhouette, quand va-t-elle fondre sur sa proie, placée en avant-plan ?) et enfin la terreur (la menace passe à l’action, ou pas, pour un répit toujours temporaire). La petite révolution opérée par Ari Aster réside justement dans cette propension à la générosité, contenue dans la distension extrême de la durée de ses plans : les états induits chez le spectateur ne se résument pas à la simple terreur du jump scare au sens strict. Une autre dimension, partagée avec Jusqu’à la garde, s’ajoute cependant à ses audaces de forme et achève de consacrer Hérédité comme un classique instantané du genre.

 

Bien qu’il apparaisse proprement excessif de classer le premier film de Legrand dans la catégorie “épouvante” ou “horreur”, son film présentait un cheminement narratif qui conduisait à un dernier tiers horrifique, que l’on serait légitimement en droit de considérer comme relevant de l’épouvante pure. Vrai ovni cinématographique, Jusqu’à la garde représente un phénomène assez rare de croisement hybride entre drame d’auteur pure souche, tendance “cannoise”, et film de genre. C’est comme si les caractéristiques et codes propres au pur film d’horreur irriguaient souterrainement l’oeuvre durant les deux premiers tiers, pour ensuite progressivement remonter à la surface et exploser dans toute leur violence. Élaborant un psychodrame cru et sans concessions, Legrand y auscultait les conséquences d’une instance de divorce sur tous les membres de la famille (quatre ici encore), jusqu’à ce que certains dérèglements émotionnels conduisent à un final dantesque qui convoquait en toute conscience l’imagerie du Kubrick de Shining.

Hérédité : le renouveau horrifique

Sans aller jusqu’à suivre le même processus (Hérédité revendique son statut de film de genre avec force et fracas du début à la fin), le film d’Ari Aster entreprend lui aussi d’étudier les dysfonctionnements relationnels et existentiels d’une famille suite à un événement profondément traumatique : la mort soudaine et inattendue de l’un de ses membres. D’une grande finesse d’écriture, le film prend ainsi le temps de situer spécifiquement, comme le faisait Jusqu’à la garde (bien que le contexte de crise soit différent), chaque personnage face au drame déchirant. Chacun aura ainsi sa propre manière d’y réagir (de la colère à l’apathie, du chagrin à la simple résignation) et sera dessiné avec assez de nuance pour susciter une empathie véritable, dénuée de jugement.

 

Hérédité est donc un film qui élève les standards du film d’horreur en ramenant au final le potentiel d’effroi spectatoriel à des peurs et hantises bien plus substantielles, et concrètes, que la simple crainte de l’étrange et du paranormal : celles de la perte de l’être aimé. Et comme dans le film de Legrand, la véritable terreur naît de comportements humains imprévisibles et involontairement nocifs et destructeurs, poussés jusqu’à leur stade ultime d’incandescence car pris dans le torrent impitoyable d’un deuil insurmontable (celui d’une famille unie et complète dans les deux cas, en vertu de circonstances dissemblables).

 

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le versant ésotérique de l’intrigue, bien que continuellement présent en toile de fond du film, n’intéresse que très peu Aster qui l’envisage bien davantage comme un énorme McGuffin que comme une base solide à l’édification d’un propos de fond. Les éléments de mysticisme et de magie noire permettent d’ailleurs au cinéaste, en plus de lui inspirer ses plans les plus marquants pour la rétine (car Hérédité n’est en partie jamais, comme mentionné plus haut, qu’une énorme expérimentation de sublime terreur cinématographique), de s’amuser en convoquant un patrimoine iconographique aussi bien issu de l’univers de John Carpenter que de l’Exorciste de Friedkin.

Hérédité : le renouveau horrifique

Le bourdonnement musical en fond sonore perpétuel, annonciateur d’une apocalypse imminente ou de l’avènement du Mal, ainsi que les plans furtifs sur les regards étranges de quidams croisés dans la rue, figurations d’une folie collective lentement propagée, rappelleront avec délectation Prince des ténèbres et L'antre de la folie à l’amateur de films d’horreur. Tout comme le potentiel malsain et dérangeant généré par la petite fille bizarroïde, qui adopte des comportements sociaux borderlines parfois plus à même de choquer et d’épouvanter que n’importe quoi d’autre, renverra évidemment à la terrible Regan du chef d’oeuvre de 1973. Enfin, l’on ne manquera pas de noter l’étroite connivence du final, d’un grand-guignolesque assumé, avec celui du Rosemary’s Baby de Polanski : les deux donnent une représentation solennelle du sacre du Malin, qui baigne dans un climat de déliquescence macabre.

 

Hérédité s’impose donc comme une pure démonstration de mise en scène horrifique, conçue par goût de la virtuosité, mêlée à un drame psychologique d’une sincérité et d’une frontalité proprement bouleversantes, qui ose mettre le spectateur face à des angoisses de poids universellement partagées... pour une expérience de cinéma qui pourra en laisser plus d’un asphyxié, exténué voire (légèrement) traumatisé pour un temps, mais donc l’impact cathartique sera sans commune mesure. Cela tient également pour beaucoup à la perfection du casting et de l'interprétation. Si Gabriel Byrne, Alex Wolff et Milly Shapiro sont impeccables, Aster offre à Toni Colette le rôle de sa vie. Comme en écho à son rôle de mère perdue du Sixième Sens, elle décline avec une grande justesse les affects qui sont ceux d’une mère chamboulée et accablée par le chagrin, mêlant pose prostrée, regards profondément vides et explosions hystériques qui touchent à la démence, le tout sans jamais surjouer.

 

Hormis quelques effets graphiques plus tape-à-l'oeil et s'inscrivant davantage dans le tout venant du cinéma de genre actuel, Hérédité s'impose sur tous les plans comme un chef-d’oeuvre du film d’épouvante et peut-être le meilleur film tout court de 2018 pour le moment.

 

 

Robin

 

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24 juillet 2018 2 24 /07 /juillet /2018 12:00

Jurassic Park reste peut-être l’un des exemples les plus probants d’une saga dont les suites n’auront jamais atteint la grâce de l’original. En 1993, le film de Steven Spielberg révolutionnait l’industrie du blockbuster grâce à une utilisation avant-gardiste des effets spéciaux numériques mais aussi et surtout une vraie maestria d’écriture et de mise en scène qui continuent de l’imposer comme l’un des plus brillants divertissements du cinéma contemporain. Le réalisateur lui-même n’avait pas réussi à dépasser l’aura de sa création en réalisant sa suite. Le Monde Perdu (1997) s’embourbait dans un script ambitieux mais peinant à atteindre la maîtrise du premier volet, alourdi par des personnages sans relief et se réduisant à une gigantesque partie de chasse entre dinosaures et humains, régressive mais jouissivement réalisée. Spielberg avait par la suite abandonné son poste, laissé à l’honnête faiseur Joe Johnston pour Jurassic Park III (2001), un film sans ampleur, inoffensif, dont les résultats décevants forcent Universal à mettre la saga en pause. 

Jurassic World : Fallen Kingdom

Il faut attendre 2015 pour voir les dinosaures renaître de leurs cendres avec Jurassic World. Immense succès, le film de Colin Trevorrow s’inscrit dans cette tendance très contemporaine consistant à ressusciter des sagas prestigieuses (et bien entendu, immensément lucratives) en leur donnant une aura de nouveau départ tout en s’inscrivant dans la continuité des précédents films. Ainsi, à la manière d’un Star Wars : Le Réveil de la ForceJurassic World se construisait avant tout comme un commentaire du premier film de la saga, qui en décalquait consciemment la structure et communiquait avec le spectateur à grand coup de références et autres clins d’oeil, tout en assumant de n’être qu’un produit dérivé bien loin de la grandeur de l’original. 

 

Une telle démarche pouvait éventuellement se suffire à elle-même le temps d’un film, mais une suite se devait d’imposer sa légitimité en emmenant la saga vers des sentiers différents (comme l’avait d’ailleurs fait Rian Johnson avec Les Derniers Jedi, au grand dam d’une partie des fans). C’est sans doute pour cela qu’Universal a préféré recruter du sang neuf pour la suite de Jurassic World en embauchant Juan Antonio Bayona au poste de réalisateur. Le cinéaste espagnol, protégé de Guillermo Del Toro et spécialiste du film de genre, registre au sein duquel il s’est notamment illustré avec L’Orphelinat ou encore Quelques minutes après minuit, semblait à même de satisfaire les exigences du studio tout en imposant une patte d’auteur qui manquait visiblement à Trevorrow. 

Jurassic World : Fallen Kingdom

Jurassic World : Fallen Kingdom démarre donc dans le sillage du premier volet, au cours duquel le fameux parc de dinosaures d’Isla Nublar avait dû fermer ses portes suite à l’évasion du terrible Indominus Rex. Les sauriens restants subsistent toujours sur l’île mais celle-ci est menacée de destruction par une éruption volcanique imminente. La situation génère un débat qui scinde l’opinion publique : doit-on sauver ces animaux ou laisser disparaître des créations contre-nature qui n’ont plus leur place sur Terre ? Le duo principal du premier film, Claire (Bryce Dallas Howard) et Owen (Chris Pratt) choisit son camp en prenant part à une expédition visant à extraire les dinosaures de leur environnement à l’agonie. 

 

Il n’y a pas de hasard : là où Jurassic World premier du nom suivait les traces du premier film de Spielberg, Fallen Kingdom adopte un point de départ relativement similaire à celui du Monde Perdu, à savoir une expédition de secours au sein d’un environnement hostile, infesté de sauriens revenus à l’état sauvage. Les mêmes thématiques s’y retrouvent d’ailleurs, à savoir la question de la condition animale et le conflit entre la préservation des mastodontes à écailles et leur utilisation à des fins mercantiles. Le film de Juan Antonio Bayona apporte pourtant une solide nuance à ce dilemme : la thématique de l’extinction. A travers le film, les personnages sont ainsi confrontés au choix de sauver ou non les derniers dinosaures d’une disparition définitive. 

Jurassic World : Fallen Kingdom

L’on retrouve ainsi un questionnement faisant directement écho au propos du film de 1993, qui posait la question de la légitimité du progrès scientifique. Est-ce qu’on a le droit de ramener les dinosaures à la vie parce qu’on en a le pouvoir ? Près de 25 ans après, Fallen Kingdom formule la suite de cette question : dès lors que l’irréparable a été commis, l’humanité peut-elle réparer son erreur ? Ou est-elle condamnée à vivre avec la responsabilité d’avoir changé le cours de l’histoire à jamais ? Là où Le Monde Perdu s’arrêtait à un simple message environnementaliste, le cinquième film de la saga remet au premier plan la part de la science et le syndrome de l’auto-déification de l’être humain. Thématiquement, osons le dire, Fallen Kingdom est le film le plus intéressant de la saga depuis le premier et peut-être sa suite la plus légitime. 

 

Il est d’autant plus dommage que la qualité du script ne suive pas. La perfection du premier film tenait autant à la qualité de sa mise en scène et de ses effets spéciaux, qu’à un scénario rodé, équilibré dans son traitement des personnages, savamment orchestré dans son déroulement et opérant constamment une fragile balance entre émerveillement, remise en question et frayeur. Aucun des films suivant n’a atteint un tel degré de maîtrise dans son scénario, et Fallen Kingdom ne fait pas exception à la règle. Le scénario n’arrive clairement pas à la hauteur de ses ambitions thématiques et se complait dans un traitement plan-plan, au sein duquel les personnages ont bien du mal à s’imposer. 

Jurassic World : Fallen Kingdom

On se demande par exemple où était la pertinence dans le fait de réutiliser le duo principal du premier film, tant cette suite ne leur offre rien d’intéressant. Claire perd ainsi tout le relief que pouvait avoir son rôle dans le précédent film, au-delà de ses atours de pimbêche à hauts talons, pour devenir une simple militante aux motivations peu explicites et à la personnalité inexistante. Le personnage d’Owen n’a quant à lui pas évolué d’un iota et ressort toute sa panoplie de survivant/surhomme sarcastique. La relation du couple se contente de platement répéter la progression du premier film, sans la moindre valeur ajoutée. Le film n’est pas aidé par son vilain, un énième capitaliste véreux obsédé par l’idée de s’enrichir à l’aide des sauriens. La saga n’a jamais brillé par ses opposants humain, généralement réduits à ces rôles unilatéraux, un écueil d’ailleurs évité par le premier film et son absence de méchant humain principal. 

 

A côté de cela, les personnages secondaires révèlent un potentiel hélas peu exploité. On sera par exemple occasionnellement ému par le rôle de James Cromwell, pensé comme un pendant de John Hammond à la sincérité émerveillée, ainsi que par sa petite-fille, la jeune Maisie. Mais là où le rôle dans l’intrigue et le développement thématique des deux personnages se veut essentiel, le traitement en est tellement bâclé qu’une grande révélation sensée tout remettre en question arrive comme un cheveux sur la soupe, balancée au milieu d’un dialogue, et a plus l’effet d’un mauvais twist de série B qu’autre chose. Il faudra également ravaler sa déception face au cameo de Jeff Goldblum, mis en avant par la promotion et pourtant fort peu présent en dehors d’un monologue le voyant rabâcher ses propos du premier film à coup d’irresponsabilité scientifique et de théorie du chaos. 

 

Plus généralement, la structure narrative du film lui fait également défaut et si on suivra avec plaisir une première partie un peu stupide mais généreuse, et se clôturant sur un impressionnant climax, la seconde moitié s’embourbe dans une histoire tirée par les cheveux, à coup de manoirs et de ventes aux enchères. Le film y atteint un point mort narratif et ne parvient plus à décoller avant les vingt dernières minutes. Globalement, l’histoire manque de générosité, ne joue pas assez de la confrontation des sauriens avec le monde extérieur pourtant habilement teasée dans les trailers, et n’assume pas la potentielle débilité de son script. 

Jurassic World : Fallen Kingdom

Si Fallen Kingdom parvient malgré tout à briller par moments, c’est avant tout grâce à Juan Antonio Bayona. Archétype du “petit” auteur propulsé aux commandes d’un énorme blockbuster, Bayona n’a clairement pas bénéficié d’une liberté de manœuvre totale et le film accuse son statut de création de studio au cahier des charges imposant. Néanmoins, le réalisateur apporte avec lui une patte clairement absente du précédent opus et joue de son expérience dans le film de genre. La photographie est plus travaillée, les cadrages plus soignés et on se plaît à admirer certains plans pour leur pure valeur picturale. On peut également louer une conception de l’action qui évite le sur-découpage pour privilégier des plans longs et une lisibilité optimale, s’amusant même occasionnellement à jouer sur différentes échelles au sein d’une même prise. 

 

Mais c’est surtout dans son héritage horrifique que le metteur en scène brille et parvient à renouveler le cadre référentiel de la saga. Dans sa manière de filmer les créatures, d’utiliser les ombres, les hors-champs et la suggestion, Bayona rend à la saga son aura d’épouvante, distillée au fur et à mesure d’épisodes de plus en plus grand-guignolesques. Dans ce cadre, le choix de situer le climax dans un manoir, avec toute l’imagerie y étant liée, constitue un agréable renouvellement et permet de resserrer l’action pour trancher avec l’overdose spectaculaire qui caractérisait les conclusions des autres suites de la saga. Ce sont clairement les dinosaures qui bénéficient du traitement du metteur en scène, plus que les humains dont il semble se désintéresser. Les deux passages les plus émouvants du film placent d’ailleurs les sauriens au premier plan et voient le réalisateur jouer avec une corde émotionnelle liée à un imaginaire collectif fort, cristallisé il y a plus de 25 ans par Steven Spielberg. 

 

La contribution de Bayona ne parvient cependant qu’à partiellement sauver un film extrêmement bancal dans son récit et aux personnages écrits en pilotage automatique. Malgré ses bonnes intentions et son potentiel thématique, malgré les qualités de son réalisateur, Fallen Kingdom n’est pas la suite qui parviendra à restituer l’aura de magie du premier Jurassic Park, si telle en a jamais été son intention. 

 

Martin 

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19 juin 2018 2 19 /06 /juin /2018 13:00

Il y a cinq ans, Abdellatif Kechiche atteignait un état de consécration dans sa carrière en remportant la Palme d’Or au Festival de Cannes pour son cinquième film, La Vie d’Adèle : Chapitres 1 et 2. Cette chronique d’une romance entre deux jeunes femmes avait profité d’une exposition inattendue pour son genre et d’un accueil critique presque unanime, hélas terni par des polémiques entourant tant le contenu de l’œuvre que son contexte de production. Une demi-décennie plus tard, Mektoub, My Love : Canto Uno est quant à lui fébrilement accueilli par une presse tiraillée entre déclaration d’amour au génie kéchichien et dénonciation des travers de plus en plus embarrassants du cinéaste. La reconnaissance dans les festivals et les grandes cérémonies est quasiment absente et la distribution en salles paraît ridicule pour un film dont l’auteur détient la récompense la plus prestigieuse du cinéma. On aurait pourtant tort de s’en tenir à cette timide réception pour appréhender Mektoub, My Love, film tout sauf mineur mais surtout étape fondamentale dans le parcours de son auteur. 

Mektoub, My Love : Canto Uno

Adaptée du roman La Blessure, la vraie de François Bégaudeau, le nouveau Kechiche prend place en plein été 1994, et voit le jeune Amin quitter Paris où il tente de devenir scénariste pour passer les vacances estivales dans sa ville natale de Sète. Il y retrouve sa mère, ses oncles, tantes et cousins, mais aussi Ophélie, son amie d’enfance dont il est secrètement amoureux, et s’apprête à passer un été sous le signe de la fête et de l’insouciance. Ce n’est pas la première fois que le cinéaste français aborde le thème de la jeunesse. L’Esquive, notamment, mettait en scène des adolescents de banlieue qui trouvaient dans le théâtre un moyen d’illuminer leur existence tandis que La Vie d’Adèle racontait l’entrée dans la vie d’adulte d’une jeune femme au prisme d’une intense relation amoureuse. 

 

Avec Mektoub cependant, Kechiche entreprend de traiter la jeunesse comme un instant T au sein de l’existence, au delà de toute considérations sociétales. Dans ce cadre, le choix de resserrer l’action prend tout son sens, la ville de Sète étant presque envisagée comme une sphère hors du temps et de l’espace, où la vie des personnages semble placée entre parenthèses le temps d’un été. En résulte une structure narrative d’apparence plus épurée qu’une Vie d’Adèle dont les péripéties étaient cadencées par les étapes de l’existence de sa protagoniste. Ici, le cinéaste construit une atmosphère d'apparente insouciance, rythmée par des soirées dansantes et inhibées, de longues séances d’oisiveté sur la plage et, surtout, des mœurs assez libres. 

 

Jamais un Kechiche n’aura été aussi torride dans sa représentation de la festivité et des rapports hommes/femmes, placés dans un jeu constant de parade nuptiale. Les jeunes adultes de Mektoub, My Love sont des individus en plein état de libération, avides d’expériences amoureuses et/ou sexuelles. La structure du film épouse en partie ce postulat en mettant en exergue les scènes de séduction, entre plages, bars et night-clubs, autant de décors où le langage corporel semble prédominant dans la manière d’appréhender le sexe opposé. Sous la caméra du cinéaste, les affinités naissent, les corps se rapprochent et les couples se forment et se déforment dans un climat de tension érotique permanente. 

Mektoub, My Love : Canto Uno

Cette monstration ostentatoire d’un mode de vie libéré a valu au film quelques polémiques. Plus particulièrement, on a pu reprocher au cinéaste sa représentation du corps des femmes, dont les formes sont incessamment auscultées par la caméra du cinéaste auquel on a prêté un regarde lubrique voire pervers. Inutile de mentir, Kechiche est un cinéaste fasciné par le corps féminin, qu’il s’est évertué à représenter tout au long de son œuvre. Toutefois, il a toujours su problématiser son sujet en ne le réduisant pas à un simple objet de désir. Dans Vénus Noire, le cinéaste mettait en opposition la fascination froide, clinique et déshumanisée pour le corps de la vénus hottentote avec les tourments intérieurs de la jeune femme réduite à l’état de bête de foire. Dans La Graine et le mulet, l’hypnotique numéro de danse final de Hafsia Herzi amorçait la résolution du conflit principal en agissant comme point de rassemblement pour tous les personnages du films, subjugués par un même spectacle. Enfin, dans La Vie d’Adèle, les longues et très explicites scènes de sexe entre Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux témoignaient de la passion ardente qui unissait les deux jeunes femmes. 

 

De la même manière, dans Mektoub, My Love, la contemplation du corps féminin est associée au regard du personnage principal, Amin. Kechiche construit l’ensemble du film comme l’expression d’un point de vue subjectif, celui d’un jeune homme peu expérimenté, attiré par les femmes et fasciné par le climat de sexualité exacerbée qui l’entoure. Dans le même temps, le protagoniste s’établit comme un jeune homme en perpétuel décalage avec le monde qui l’entoure. Amin est un artiste, scénariste mais aussi photographe, placé dans le rôle d’observateur du monde plutôt que celui d’acteur. Timide et discret, le jeune homme semble entraîné dans ce monde torride sans être en capacité de l’appréhender. Le cousin d’Amin, Tony, s’impose comme son opposé : charmeur, assuré, baratineur, collectionnant les aventures avec les femmes et embrassant pleinement ce mode de vie festif et insouciant. La dualité entre les deux personnages se cristallise dans leurs processus de séduction respectifs, qui font l’objet du premier acte du film : la tentative d’Amin reste inaboutie et voit le jeune homme se réfugier dans son amour pour la photographie et le cinéma. 

 

Le regard d’Amin est donc un regard de frustration, celui d’un homme indéniablement captivé, attiré par ce climat de romantisme et de sexualité, mais dans un même temps condamné à y rester extérieur. La première scène est en ce sens programmatique. Amin, fraîchement arrivé à Sète, se rend chez Ophélie dans l’espoir de surprendre son amie d’enfance. Il découvre cette dernière en pleins ébats avec Tony et ne peut s’empêcher d’observer l’acte à travers une fenêtre. Dès cet instant, le personnage principal se voit enfermé dans ce rôle d’observateur passif, qu’il ne quittera pratiquement pas de tout le film. Ce prologue le met face à l’impossibilité qu’il éprouvera à satisfaire ses désirs les plus profonds, alors qu’il contemple un acte sexuel unissant la femme dont il est amoureux et l’homme qui représente tout ce qu’il ne peut pas être.

 

Mektoub, My Love : Canto Uno

La relation d’Amin avec Ophélie constitue le fil rouge de l’ensemble du film. Là où La Vie d’Adèle était l’histoire d’une passion, de prime abord vivace avant de se faner lentement, Mektoub, My Love est celle d’un amour à jamais insatisfait. Amin s’inscrit dès lors dans cette tradition amère et très kéchichienne de protagonistes en déroute, dont la vie semble graviter autour d’un manque impossible à combler. Pour autant, si la destinée du jeune homme peut paraître tragique, le réalisateur ne le réduit pas à une simple figure de martyr impuissant. Loin des sorties arrosées et imbibées d’érotisme, l’intérêt d’Amin se situe dans l’observation du monde et d’une beauté imperceptible aux yeux de son entourage. L’une des scènes-clés du film voit ainsi le jeune photographe tenter de capturer sur pellicule l’accouchement d’une brebis. Contemplative, silencieuse, la séquence tranche radicalement avec l’ambiance du reste du film, comme une pause de beauté pure et intimiste au milieu des frasques estivales. 

 

En une coupe, abrupte, Kechiche abandonne le calme feutré de l’étable des brebis pour la saturation sonore et visuelle d’une boîte de nuit et, par là même, établit la dualité du monde dans lequel évolue Amin. Le passage radical d’une séquence à l’autre en arrive presque à générer un malaise chez le spectateur, le même malaise vécu par le personnage quittant la quiétude de son isolation d’artiste pour tenter, une fois de plus, de se conformer à un monde auquel il n’appartient pas. Le réalisateur insiste sur ce décalage en isolant constamment son protagoniste dans le cadre et en construisant une alternance entre le visage d’Amin, déboussolé, désemparé, et des plans capturant l’effervescence dans laquelle se plonge le reste des personnages.

 

Cette scène de boîte de nuit sert de climax au film et porte à leur paroxysme des procédés déjà mis en pratique tout au long de l’oeuvre du cinéaste. Reconnu comme l’un des grands naturalistes modernes du cinéma, Abdellatif Kechiche tend à construire ses séquences non pas comme des scènes-clés au sein d’une progression narrative définie, mais bien comme autant de moments de vie au sein desquels ses personnages peuvent s’épanouir, interagir et exister. Pour mener à bien cet objectif, le réalisateur étire chacune de ses scènes au maximum et, ce faisant, ne les limite jamais à leur seul rôle de progression narrative ou de construction thématique. Les dialogues s’adaptent à cette durée supérieure à la moyenne, passent de l’essentiel à l’anecdotique, se répètent, encore une fois dans un soucis de produire une impression de réel. Parfois, la conclusion logique d’une scène n’arrive qu’après une dizaine de minute, quand son point de départ a été délayé par le reste. Pendant les scènes de danse, la musique remplace les dialogues, la caméra se fait plus mobile pour suivre au plus près le rythme des corps tout en maintenant cette notion de répétition, d’étirement, qui prend alors des proportions presque hypnotiques.

 

Mektoub, My Love : Canto Uno

Ce réalisme de forme sert aussi la nuance du propos développé par le cinéaste : jamais les procédés de mise en scène ne semblent servir un quelconque jugement à l’encontre des personnages, même ceux dont les comportements pourraient, a priori, sembler condamnables. Le point de vue du film a beau se soumettre à celui de son protagoniste central, Kechiche développe à l’écran un réseau d’individus aux interactions en apparence crédibles et spontanées, et placés sur un pied d’égalité. Le cinéaste n’a pas son pareil pour capturer un sourire, un regard dérobé restituant, l’espace d’une seconde, l’immense humanité et la richesse d’une existence. 

 

La direction des acteurs, pour la plupart amateurs, encourage l’hésitation, les silences les imperfections du langage, encore une fois dans une optique de naturalisme. Les méthodes de Kechiche, basées sur une immersion totale dans le rôle, une improvisation structurée et une répétition des prises parfois jusqu’à l’épuisement s’avèrent payantes : la plupart des comédiens atteignent des sommets de justesse et transcendent des personnages dont les apparitions sont parfois très brèves. On ne peut qu’espérer que leurs rôles dans Mektoub parvienne à lancer les carrières de Shaïn Boumedine (Amin), Ophélie Beau (Ophélie) ou encore Lou Luttiau (Céline), amateurs évoluant aux côté d’habitués de l’univers kechichien comme Hafsia Herzi (Camélia) ou Salim Kechiouche (Tony). 

 

La recherche d’une authenticité brute prodigue aux films de Kechiche un rythme singulier, dont l’effet peut engendrer deux réactions extrêmes chez le spectateur : soit un ennui total, soit un état presque second où l’immersion est telle que la notion même du temps semble se diluer à mesure que l’impression de vivre au sein du film et au côté de ses personnages se renforce. La démarche n’a semble-t-il jamais été aussi radicale que dans Mektoub, qui développe son propos en filigrane tandis que le spectateur se voit mis face à une succession de tableaux dont la répétition peut paraître rébarbative. 

 

Telle est peut-être la raison de l’accueil tiède du dernier Kechiche dont le précédent film avait pourtant été plébiscité. Ou peut-être le vent de polémique jeté sur le réalisateur suite au succès de La Vie d’Adèle a-t-il finalement atteint son point culminant. Car, en dehors de cela, Mektoub possède toutes les qualités propres à l’œuvre du cinéaste et continue de l’imposer comme l’un des auteurs les plus importants du cinéma français moderne. L’ambition d’Abdellatif Kechiche semble d’ailleurs avoir dépassé celle du long-métrage seul puisque Mektoub, My Love : Canto Uno sera suivi d’un Canto Due dont on sait peu de choses si ce n’est qu’il poursuivra le parcours d’Amin, et concrétisera un désir de longue date - envisagé puis avorté avec La Vie d’Adèle - de réaliser une saga filmique suivant les mêmes personnages sur plusieurs épisodes. On ne peut qu’être impatient de voir comment Kechiche parviendra à relever ce nouveau défi, quand bien même le cinéaste n’a plus rien à prouver à qui que ce soit. 

 

 

Martin

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24 mai 2018 4 24 /05 /mai /2018 22:58

Il convient de l’avouer d’emblée, Solo : A Star Wars Story ne méritait pas vraiment qu’on lui consacre ne serait-ce que quelques lignes sur ce blog, tant il est médiocre. Cette catastrophe intersidérale, pure opération commerciale, a pour principale caractéristique de saccager et souiller une mythologie chère à nos cœurs de cinéphiles autrefois ébahis, des étoiles plein les yeux. Le présent article n’aura cependant pas pour objectif de pleurer le passé de manière blasée et de renier toutes les tentatives d’extension d’une saga légendaire, mais bien de pointer du doigt ce qu’il ne faut pas faire lorsque l’on s’attaque à un patrimoine filmique aussi conséquent.

Solo - A Crap Story

Petit rembobinage. Le Réveil de la Force était un décalque de l’épisode IV, bien exécuté par un J.J. Abrams consciencieusement appliqué mais sans ambition. Le film fonctionnait avant tout comme un pur concentré de fan service assumé, dont la visée première était de se reconnecter à l’esprit original de la franchise. Ce qu’il réussissait sans trop de mal, sans toutefois convaincre de la véritable utilité de son existence. Suivait Rogue One : A Star Wars Story, intéressante expérimentation aux partis-pris de mise en image inédits au sein de l’univers intergalactique, qui lorgnait du côté du film de guerre en temps réel.

Cette deuxième incursion post-2010 sacrifiait cependant ses personnages, inexistants, au profit du rythme, de l’efficacité et du panache. L’enchaînement très rapide de ces sorties révélait déjà un problème de poids dans l’appréhension de l’héritage Star Wars : le choix apparemment obligatoire entre d’une part des ambitions cinématographiques louables mais vides de substance émotionnelle, et d’autre part la remise au goût du jour de personnages archétypaux (donc automatiquement empathiques, bien que dépourvus de fraîcheur) mais sans aucune proposition de cinéma derrière. La résolution de ce dilemme arrive toutefois miraculeusement sous l’égide de Rian Johnson, contrebandier qui opère sa petite révolution au sein de l’Empire Lucas.

Dans un geste de cinéma audacieux, et par-là même risqué vis-à-vis des aficionados de la première heure, le réalisateur chevronné de l’excellent Looper se permet de faire exploser toutes les bases posées par le tâcheron Abrams dans le Réveil de la Force. Dans un processus de déconstruction des codes propres à la trilogie originelle (et donc réintroduits par Abrams), il s’ingénie à perpétuellement déjouer les attentes. La caractérisation de Luke Skywalker, transformé en vieil ermite aigri, fait par exemple crier au scandale les fans de toujours qui lui reprochent de trahir l’héritage de Lucas. Avec un humour irrévérencieux qui est loin d’avoir plu à tout le monde, il escamote la révélation attendue des origines des personnages de Rey et de Snoke, grand méchant éradiqué de manière hilarante, dans un nouveau pied de nez aux habituels arcs narratifs de la saga.

Mais surtout, Johnson sert tout ce précis de destruction des idoles dans un écrin visuel sublime. Peut-être le plus abouti des Star Wars (n’en déplaisent à ceux pour qui L’Empire Contre-Attaque est intouchable de tous les points de vue possibles) en termes strictement visuels, le cinéaste propose des cadrages expressifs et un traitement plastique de la couleur qui donne un énorme coup de jeune à la franchise. Ambition également traduite sur le plan du son, avec des bruitages inédits et des jeux d’écho et de réverbération qui prodiguent toute leur force évocatrice aux moments clés du film. Première réelle tentative de se démarquer des canons Star Wars, le film réemprunte cependant des sentiers plus balisés sur sa dernière demi-heure, mais trouve justement une sorte d’équilibre entre dépoussiérage zélé et convocation nostalgique.

Solo - A Crap Story

Où vient donc se situer Solo : A Star Wars Story parmi toutes ces tendances ? La première annonce de Phil Lord et Chris Miller aux commandes de cet opus laissait présager le meilleur.  Les auteurs des formidables et délirants Lego et 21 Jump Street semblaient justement tout indiqués pour donner un nouveau coup de pied insolent dans la fourmilière, et surprendre leur petit monde sur le terrain de la farce espiègle. Destin malheureusement trop connu que le leur en vertu de l’actualité cinématographique récente, ils furent virés après quelques semaines de tournage au profit du beaucoup plus conventionnel Ron Howard.

Le tournage d’un spin-off sur Han Solo présentait une gageure difficilement relevable, qui était de ne pas désacraliser une figure mythique de la saga de la plus plate des manières. Or force est de constater que Solo saute à pieds joints dans tous les travers propres à l’origin story au cinéma. Le principal et plus laborieux était d’abord d’exposer sans nuances le parcours de vie du protagoniste principal, des années auparavant. Avec ce parti-pris, Howard et ses scénaristes semblent prendre en compte les notions d’évolution, de développement de la légende, qui adoptera sa forme définitive sous les traits d’Harrison Ford... Mais ne le font pas bien. Ils ne satisfont même pas l’intérêt que pouvait présenter l’entreprise à la base : envisager les grands enjeux, dilemmes et choix cornéliens, qui ont fait de Han Solo le personnage peut-être le plus adulé de la première trilogie. D’enjeux, il n’y en a justement pas d’assez forts dans Solo pour apporter une quelconque plus-value au personnage.

L’édification du mythe est ainsi traitée beaucoup trop facilement, avec des ficelles narratives on ne peut plus convenues, d’une prévisibilité à toute épreuve. Si Han Solo est un homme égocentrique qui ne fait confiance à personne, c’est parce qu’il a été trahi. Si Han Solo est un homme peu démonstratif d’un point de vue sentimental, c’est parce qu’il a eu le cœur brisé. Si Han Solo est un homme qui fait preuve d’un esprit vif et malicieux, c’est parce-que cette éternelle verve enfantine lui a été capitale pour surmonter les vicissitudes de la fange dans laquelle il a grandi. L’écriture de ces péripéties démontre bien entendu une certaine logique, mais également qu’explication rationnelle et imagination créative ne font pas souvent bon ménage. Ne bénéficiant pas d’un enrobage visuel ou tonal qui pourrait la sublimer (potentiellement par un Rian Johnson ou le duo Lord/Miller, justement), l’explicitation littérale des pérégrinations et de la formation du personnage de Han Solo se condamne à l’autodestruction et à l’oubli instantané, tant elle respire le déjà-vu le plus terre-à-terre.

Car Solo n’est finalement jamais qu’un bien banal film de braquage et de pirates, sorte de croisement bancal entre Pirates des Caraibes 3 et Baby Driver dans sa structure même, qui parvient à n’entretenir avec l’univers Star Wars qu’un bien lâche et lointain rapport. Le Han Solo d'Alden Ehrenreich rappelle l’Ansel Elgort du film d’Edgar Wright, non seulement de part son faciès d’ado prépubère nonchalant et décontracté, mais bien davantage encore par sa capacité à toujours trouver l’astuce improbable pour se sortir des situations les plus rocambolesques et casse-gueules.

Est également restitué, le rapport père-fils ambivalent et malsain qu’il entretient avec ses « employeurs », tour à tour endossés par les personnages de Woody Harrelson et de Paul Bettany (et par Kevin Spacey dans le film de Wright), dont il doit se libérer pour survivre et trouver sa propre voie. Filon narratif exploité par Wright pour élaborer une tension viscérale totalement absente du film de Ron Howard, qui se contente de lâchement coller un à un des épisodes disjoints de casses spectaculaires. Au Pirates des Caraïbes troisième du nom, Solo emprunte le principe des trahisons en cascades, suscitant les mêmes vertiges et confusions qui poussaient à ne plus savoir déterminer qui est dans le camp de qui et qui défend quelle cause dans le film de Gore Verbinski.

Solo - A Crap Story

Car c’est bien là le véritable projet, souterrain et putassier en diable, de Solo : masquer l’absence totale de substance sous un foisonnement baroque de péripéties échevelées. La pilule pourrait encore passer si tout ceci témoignait au moins d’un certain sens de la mise en scène et si l’interprétation donnait corps à des personnages si pas mémorables, au moins charismatiques. Le film accomplit le double exploit de se vautrer sur les deux tableaux, ajoutés à son écriture de série B du dimanche. Ron Howard, qui a pourtant démontré à quelques reprises des dons d’habile technicien, notamment avec Rush ou l’excellent Frost/Nixon, élabore des séquences d’action indignes de l’univers, qui n’avait jamais réellement déçu jusqu’à maintenant sur ce plan.

Dans une perspective assez effrayante de « marvelisation » de la franchise, Howard semble avoir importé et appliqué à son film les préceptes esthétiques du plus imposant des univers partagés super-héroïques. La photo est synonyme de bouillasse grisâtre informe, sous-exposée au point qu’il n’est même plus possible de voir clairement ce qui se passe à l’image à certains moments, alors qu’une accentuation minimale des couleurs et des contrastes serait à même de lui prodiguer peps et brillance.

Ce travail de yes man je-m’en-foutiste propre à l’industrie Marvel émerge encore dans cette systématisation épuisante de la punchline « cool », à base de calembours et quolibets consternants, qui font mouche une fois sur cinq. Private jokes il est vrai déclamées, dernier gros point noir du métrage donc, par des acteurs qui paraissent autant concernés par le film que des indiens d’Amazonie le seraient par le Tour de France. Rappelant cette fois Suicide Squad, tant dans sa façon d’exposer le background de chaque personnage en trois lignes de dialogue explicatif, que dans les frontières poreuses qui séparent parfois affres de tournage et produit fini, les unes contaminant l’autre, chaque acteur semble constamment se demander ce qu’il est venu faire dans cette galère. Si seul Woody Harrelson s’en sort, c’est par son approche même du jeu d’acteur, qui consiste davantage à intégrer sa propre personnalité au film qu’à véritablement se métamorphoser dans un rôle de composition pure : son bagout et sa gouaille de vieux briscard à qui on ne la fait plus sont les seuls à transpirer le naturel dans Solo. L’on ne pourra en dire autant d’Emilia Clarke et d’Alden Ehrenreich.

Alors que la Mère des Dragons, qui n’a jamais marqué que par ses faciès de cabotine hystérique lors des grands coups de chaud de Game of Thrones, est ici simplement transparente, Alden Ehrenreich tente à grand peine de reproduire la démarche charismatique, le trop plein d’arrogance et l’allure générale de casse-cou d’Harrison Ford. L’ombre imposante de ce dernier, ainsi que du personnage mythique qu’il a incarné, ont visiblement beaucoup trop pesé sur les frêles épaules du nouveau venu (il aurait bénéficié des services d’un coach psychologique avant les prises), qui symbolise à lui seul l'immense vacuité d’une entreprise comme Solo : A Star Wars Story.

Solo - A Crap Story

Le fait est qu’aucun acteur n’aurait pu interpréter le personnage autre que Ford, au sein d’un film qui entreprend de le transposer tel quel, sans distance critique ou autre regard inédit, dans un tissu narratif qui ne fait que surligner ses attributs et dons les plus tape-à-l’œil tout en éludant sa dimension tragique. Le Solo de Ford, notamment vis-à-vis de la princesse Leia, laissait avant tout transparaître sa fragilité et sa sensibilité masquées dans des dispositifs de cinéma qui définissaient les personnages dans l’action et non par le dialogue explicatif.

Il est éclairant de simplement comparer les approches et esquives amoureuses auxquelles se prêtaient Ford et Carrie Fisher dans Un Nouvel Espoir et L’Empire contre-attaque, qui révélaient subtilement le tempérament romantique de Ford/Solo, au didactisme lourdingue d’un échange entre Ehrenreich/Solo et Emilia Clarke : « Mais j’ai toujours su que tu n’étais pas le méchant, Han. Tu es et seras toujours le gentil ». Le spoil de cette réplique accablante était nécessaire afin de mettre en exergue l’indigence et l’indolence du projet, qui semblent s’être répandues comme un virus chez toutes les personnes impliquées, techniciens comme acteurs, scénaristes comme réalisateur.

Solo : A Star Wars Story s’impose donc aisément comme le plus mauvais épisode de l’intégralité de la saga, synthétisant les versants uniquement négatifs de chaque incursion post-2010. Du Réveil de la Force, il reprend la tendance au pur et simple fan service prémâché : les seules séquences censées être « marquantes » du métrage sont en effet celles qui mettent en scène les acrobaties virevoltantes du Faucon Millenium, comme les rencontres, aux prétextes hasardeux passablement ridicules, de Solo avec Chewbacca et Lando Calrissian. De Rogue One, il reprend cette tentative maladroite de prêter à l’œuvre une dimension politique profonde : les vertus de la rébellion vis-à-vis d’un ordre établi totalitaire sont vaguement introduites par des personnages secondaires, fonctionnels et horripilants, comme ce robot féministe pédant qui ne cesse de crier à tout va. Et enfin, il n’emprunte rien à The Last Jedi mais en prend le contrepied total avec son absence totale d’intention de mise en scène. Plus qu’à espérer que l’épisode IX redressera le tir…

 

Robin

 

 

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22 mai 2018 2 22 /05 /mai /2018 18:08

Wes Anderson commençait à se faire désirer. En 2014, le cinéaste américain avait accouché de The Grand Budapest Hotel, film synthétique où l’auteur poussait toutes ses lubies formelles à leur paroxysme. Le film, sans doute le plus acclamé de son créateur et en tout cas son plus gros succès, ne pouvait que susciter des attentes quant à ce qu’Anderson allait proposer ensuite. Le réalisateur a choisi pour ce faire un retour en arrière en réalisant son second film en stop-motion, L’île aux chiens

L'île aux chiens

Il est vrai que le cinéma d’Anderson se prête à merveille à l’animation. Le réalisateur a très vite développé un style visuel très marqué, à base de compositions ultra-léchées, de mouvements de caméra précis, de colorimétries appuyées et d’un amour pour une direction artistique “faite main”, affichant volontairement son artificialité. L’univers andersonien évoque celui de l’enfance, à base de jouets, de trucages astucieux et d’une imagination souvent débridée, contrebalancé toutefois par un humour doux-amer parfois cru et une mélancolie lorgnant du côté de la crise existentielle. 

 

Cet amour pour les mondes (faussement) enfantins associé à l’obsession du cinéaste pour le contrôle de l’image jusqu’au moindre de ses paramètres faisaient du cinéma d’animation la continuation logique de sa carrière. Et plus particulièrement le stop-motion, dont le cachet artisanal et la nécessité constante de recourir au trucage visuel s’accordaient à merveille avec la patte Wes Anderson. C’est ainsi qu’en 2009, le réalisateur livre son premier long-métrage animé : Fantastic Mr. Fox, adapté de Roald Dahl. Une formidable tentative qui arrivait à condenser tout le génie de son créateur dans un nouveau format instantanément maîtrisé à la perfection. On aurait dès lors plus croire que Wes Anderson se convertirait en réalisateur d’animation mais il aura pourtant fallu attendre près de 9 ans et deux films live (The Grand Budapest Hotel mais aussi l’excellent Moonrise Kingdom) pour que le cinéaste renouvelle l’essai.

L'île aux chiens

L’Île aux chiens prend place dans un Japon futuriste. En proie à une épidémie et une surpopulation canine, la ville de Megasaki, sous l’impulsion du terrifiant Maire Kobayashi, vote un décret visant à bannir tous les chiens et à les consigner sur une île avoisinante servant auparavant de déchetterie. Dans ce contexte, un jeune garçon appelé Atari, pupille du maire, infiltre l’île pour retrouver son fidèle chien Spots. Il y rencontre un groupe de canins livrés à eux-mêmes, parmi lesquels le redoutable Chief, qui l’aideront dans sa quête. 

 

On reconnaît dès les premiers instants l’amour d’Anderson pour les univers atypiques, dans lesquels on s’immerge instantanément et avec un plaisir non-dissimulé. La diégèse développée par le cinéaste est pourtant étonnamment sombre. D’un côté, il met en scène un Japon dystopique au sein de laquelle un régime fascisant condamne à l’exil une espèce entière (évoquant au passage l’Holocauste) tout en éliminant ses opposants dans l’ombre. De l’autre, la société telle qu’elle s’organise sur l’île des chiens bannis tient d’un monde post-apocalyptique où la loi du plus fort prédomine et où les conflits se règlent dans la violence. 

L'île aux chiens

Ce cadre très pessimiste aurait sans doute pu être le terreau d’une œuvre bien plus noire et torturée, mais Anderson l’introduit avec sa palette de procédés habituels : voix off astucieuse, montage rapide, sens du gag visuel, inserts textuels… L’île aux chiens se pare ainsi d’un humour noir souvent féroce et prend un malin plaisir à désamorcer des situations potentiellement dramatiques par un effet de montage cru ou une réplique ironique. Mais les ruptures tonales sont à double-sens et il n’est pas rare qu’une scène en apparence légère et innocente dissimule une émotivité vivace. C’est quand le film approfondit ses personnages qu’il parvient à être le plus touchant. Chief, au départ présenté comme borné et impitoyable, se révèle peu à peu comme la figure la plus tragique du groupe de canins principaux, incapable d’être heureux parce que son instinct l’a empêché de saisir les moments de bonheur que la vie lui offrait. La crise identitaire traversée par le personnage, typique d’Anderson, permet au cinéaste d’aborder, par le biais de la relation entre le chien et le jeune Atari, les thématiques de la famille et de la loyauté sous un angle lucide mêlé de tendresse. 

 

Anderson crée aisément des personnages mémorables, souvent figés dans la mémoire du spectateur par un détail pregnant. L’île aux chiens ne fait pas exception et présente une galerie d’individus remarquables, tantôt hilarants (l’irrésistible “Oracle”), tantôt étrangement mélancoliques (le chef de clan campé par Harvey Keitel). L’excessive générosité du cinéaste transparaît notamment à travers l’un des castings de doublage les plus fournis du cinéma américain actuel; citons pêle-mêle Bryan Cranston, Edward Norton, Greta Gerwig, Jeff Goldblum, Scarlett Johansson ou bien l’inévitable Bill Murray. C’est là l’une des quelques faiblesses du film : malgré une affiche cinq étoiles, seuls une poignée de personnages héritent d’un rôle vraiment mis en exergue par le récit tandis que d’autres apparaissent tristement sous-exploités, On peine par exemple à distinguer les caractères des chiens formant le groupe de Chief, malgré le prestige des doubleurs. 

L'île aux chiens

En revanche, le personnage de Tracy Walker est non seulement l’un des plus dynamisants et attachants du récits, mais la figure de la jeune étudiante militante permet surtout d’aborder plus frontalement les questions liées au totalitarisme, à la conspiration et à la manipulation politique. Des thématiques relativement neuves dans le cinéma d’Anderson et qui s’accordent harmonieusement avec une volonté de donner une ampleur inédite à son récit. Dans The Grand Budapest Hotel, Anderson s’amusait à entremêler l’histoire d’une poignée de personnages, menés par l’excentrique propriétaire de l’hôtel, avec en toile de fond les grands bouleversements traversés par l’Europe de l’entre-deux guerre et la montée du nazisme. De la même manière, L’île aux chiens donne à la quête intimiste de quelques personnages des proportions épiques en les plaçant au coeur d’une histoire de révolte, de lutte contre le fascisme et d’émancipation. La simple reconnexion d’un petit garçon avec son animal de compagnie se transforme ainsi métaphoriquement en une lutte d’un guerrier de légende face à l’Empire du mal. 

 

Le choix de situer l’action du film au Japon renforce cette aura de mythe en la teintant d’un parfum d’exotisme, mais permet également à Anderson de s’offrir un nouveau terrain de jeu pour exprimer toute son inventivité visuelle. Entre les citations folkloriques et artistiques (le théâtre kabuki ou la peinture de Katsushika Hokusai), l’habile jeu sur l’alternance linguistique et bien entendu l’appropriation de tous les gimmicks et clichés propres à la culture japonaise, le cinéaste semble visiblement stimulé par le cadre qu’il a choisit et accouche de ce qui est peut-être son film le plus abouti formellement. Sa traditionnelle obsession pour les cadrages à la minutie frôlant la névrose se double d’un sens de l’ampleur nouveau, insistant constamment sur la majesté de ses décors et le poids du vide qu’ils renferment. Anderson joue malicieusement de son cadre insolite en esthétisant l’austère et le désolé et en donnant à cette décharge insulaire des airs de tableau industriel épique. 

L'île aux chiens

Ce procédé n’est pas sans rappeler d’ailleurs l’œuvre d’un grand cinéaste japonais : Akira Kurosawa, qu’Anderson prend visiblement un immense plaisir à citer au sein de son jeu référentiel. La musique du film - au passage, très agréablement composée par un Alexandre Desplat se prenant lui aussi au jeu de la référence nipponne - comprend ainsi des extraits des bandes originales de L’Ange Ivre et surtout de l’emblématique Les Sept Samouraïs, dont l’ombre surplombe cette quête de rédemption par l’altruisme et de soulèvement face à l’oppression. On pensera pourtant à une œuvre plus tardive du grand maître japonais : Dodes’kaden, premier film en couleur de Kurosawa et lui aussi prenant pour cadre un lieu de misère et de désolation (un bidonville) pour mieux en détourner la laideur grâce à une inventivité visuelle et une force lyrique de chaque instant. Radicalement différentes dans leurs intentions comme dans leur traitement, les deux films se rejoignent dans cette volonté de donner une splendeur poétique à des lieux qui en semblaient à jamais privés en jouant avec une charte visuelle renvoyant au bricolage et au trucage. 

 

Extrêmement dense et généreux, L’île aux chiens souffre toutefois d’une narration un poil moins maîtrisée que certains de ses prédécesseurs. Le film paraît ainsi à la fois un peu trop long et un peu trop court, avec notamment un acte central tirant un peu en longueur  là où certains personnages et thématiques semblent relégués au second plan. Anderson a visiblement du mal à trouver l’équilibre parfait entre son traitement habituellement intimiste et l’ambition de son récit et peine dès lors à retrouver la perfection de son Fantastic Mr. Fox, moins ambitieux mais mieux balancé dans son traitement. 

L'île aux chiens

Le retour de Wes Anderson à l’animation n’en reste pas moins une franche réussite. Ses traditionnelles lubies sont toujours bien présentes et ne convaincront sans doute pas ses détracteurs, mais il a su puiser intelligemment dans une culture qu’il n’avait jusqu'à présent que peu explorée pour donner un nouveau souffle à son cinéma. On ne peut que se féliciter du choix d’Anderson de revenir au stop-motion et espérer que cette seconde incursion ne sera pas sa dernière, tant il semble presque donner au support sa forme absolue. 

 

 

Martin

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1 mai 2018 2 01 /05 /mai /2018 23:20

Une nouvelle mini-série Netflix, quand on sait qu’un certain Steven Soderbergh est crédité au générique, ça intrigue. Et plus encore lorsqu’il s’agit d’un western, genre définitivement revenu à la mode au sein du cinéma américain contemporain. Avec bonheur ? En tout cas pas avec Godless, qui offre une cruelle et double désillusion. D’une part parce que Soderbergh, grand explorateur du format télévisuel avec The Knick, n’a en fait réalisé aucun des sept épisodes de la fournée. Et que ça se voit. Ensuite, parce-que cette énième déclinaison d’un genre canonique laisse perplexe. Avec une ambition gargantuesque qui ne pouvait qu’amener à se brûler les ailes, la série se présente comme une sorte de super-western synthétique, qui recoupe des codes narratifs, thématiques et techniques propres à l’âge d’or hollywoodien. Les mises en parallèle avec des chefs-d’oeuvre de cette période seront donc nombreuses, et si comparaison n’est pas toujours raison, c’était inévitable ici, la série pillant ces films sans réserve ni subtilité. Godless présente ainsi l’intérêt évident de questionner l’avenir et l’exploitation post-années 2000 d’un genre ancestral, totalement tributaire de son contexte historique et de production originel.

Godless - Le western faquin

Godless conte les destins liés de Frank Griffin, un hors-la-loi semant la terreur dans l'Ouest américain des années 1880, et de son ex-partenaire Roy Goode, devenu un ennemi, qu’il traque pour “trahison”. Durant sa quête, il se retrouve à La Belle, Nouveau Mexique - une ville entièrement régie par des femmes. La lecture de ce simple synopsis évoquera d’emblée au friand de western deux films passés à la postérité : Shane de Georges Stevens, et La Rivière Rouge d’Howard Hawks. Cependant, c’est dans le sillage de L’Homme qui tua Liberty Valance, chef d’oeuvre tardif de John Ford, que s’ancre en premier lieu l’intrigue de Godless.

 

La série semble d’abord ébaucher une réflexion sur l’enchevêtrement complexe de la légende et de la réalité, et par extension de la “véracité” des récits. De manière satisfaisante, Scott Frank (vrai créateur de la série, Soderbergh n’étant que producteur) impose un rythme lent, qui prend le temps de nimber ses personnages d’une aura de mystère en révélant leur passé au compte-gouttes. Beaucoup de quidams sont ainsi interrogés et amenés à conter des récits qui les concernent en flashbacks, dont la fiabilité est constamment sujette à caution. Frank parvient à exprimer cette collusion dialectique entre mythe et fait par un travail soigneusement pictural.

 

Semblables aux premières photographies du 19e siècle, les teintes de ces images-souvenirs sont totalement délavées, légèrement sépia et tirant vers le noir et blanc sans jamais y souscrire totalement. Dans un contraste violent, certains points particuliers en sont colorisés et saturés à l’extrême, ce qui a pour effet de traduire visuellement le doute mémoriel propre à toute relation d'événements du passé. Faut-il accorder plus de crédit à ces détails surlignés dans le plan qu’au reste de l’image au rendu grisâtre ? Où constituent-ils justement des distractions qui détournent l’attention de l’essentiel, du “véridique”, alors assimilé à une certaine probité du noir et blanc ?

 

Cette perspective intéressante est d’ailleurs appuyée par le personnage de Frank Griffin, interprété par Jeff Daniels, qui instrumentalise le médium journalistique pour instiller la terreur dans les esprits et ainsi donner une dimension légendaire à sa sanglante vendetta. Ainsi qu’à lui-même, vendu comme un ange exterminateur investi d’une mission sacrée. Cependant, et c’est en cela que Godless déçoit perpétuellement les attentes, ce filon ne va pas être exploité sur plus d’un épisode et demi, complètement mis sur la touche pour se concentrer sur tout à fait autre chose. Les flashbacks, toujours tournés selon le même procédé esthétique, ne s’inscrivent dès lors plus dans l’édification d’un propos solide et cohérent, et transforment Godless en sorte de Sin City au Far West, aux scories visuelles passablement tapageuses et artificielles (les gerbes de sang d’un rouge fluorescent lors des fusillades…).

Godless - Le western faquin

C’est maintenant la direction Shane que Scott Frank va tenter d’explorer et, à ses risques et périls, de tout aussi laborieusement dépasser. Dans ce grand classique de 1953, le héros éponyme, de passage dans une petite bourgade, partageait quelques temps la vie des Starrett, une famille de fermiers locaux. Il les aidait dans leurs tâches quotidiennes, jusqu’au jour où il devait reprendre les armes pour défendre ses hôtes face à des hors-la-loi sanguinaires. De même que dans Godless, Roy Goode, pourchassé par un Frank Griffin sans pitié, se réfugie chez une femme et son enfant semi-indien. D’un côté comme de l’autre, des rapports similaires de fascination s’établissent vis-à-vis de l'étranger” : la mère n’est pas insensible au charme mystérieux du nouveau venu, tandis que le fils, très jeune, le vénère comme un héros, subjugué par sa stature imposante.

 

Dans Shane, le fait que le film épouse le point de vue d’un enfant de dix ans justifiait le côté "bigger than life" de cette vision quelque peu idéalisée de l’Ouest. Le petit Joey avait besoin de se représenter et de croire en des héros purs et durs ; d’un autre côté, "les méchants" devaient aussi l’être de la tête aux pieds. Son regard porté sur le monde nous donnait donc à voir des personnages archétypiques. Mais cette approche mystificatrice, que l’on pourrait effectivement trouver simpliste, voire caricaturale dans l’absolu, était amplement légitimée par l’idée géniale qu’ont eu Georges Stevens et ses scénaristes : mettre perpétuellement leur caméra à hauteur de ses yeux (de nombreuses contre-plongées étaient utilisées en cours de film).

 

Ce qui n’est assurément pas le cas de Godless qui, avec une lourdeur accablante, s’inscrit dans un processus d'iconisation du personnage de Roy Goode sans aucune justification. De nombreuses séquences, gonflées comme un ballon de baudruche condamné à l’éclatement (dans une volonté d'établir de nouveaux standards filmiques), vont ainsi le représenter comme un véritable surhomme, accomplissant des actes nobles comme le dressage des chevaux, où plus triviaux comme celui de manier le pistolet, avec toujours une habileté prodigieuse. La mise en scène se déleste de toute finesse, et capte solennellement le moindre de ses gestes (ou non-gestes) comme autant de postures hiératiques, transformant cette fois Goode en Messie du Far West à l'aide de ralentis et autres contre-plongées édifiantes.

Godless - Le western faquin

Le caractère pompier de l’entreprise est encore accentué par deux autres procédés. D’abord les contrechamps en gros plan sur les personnages de la mère et du fils, qui assistent, l’air passablement transfiguré, aux exploits sacrés de Goode et sont censés dédoubler la subjugation spectatorielle. Ensuite, l’utilisation de la musique dans son rôle premier de machine à émotions empathique, qui est sans exagérer la plus catastrophique à laquelle il ait été donné d’assister ces dernières années. Non seulement le score est en lui-même sirupeux et invariable, mais c’est surtout son timing qui est tristement prévisible : à chaque moment “charnière”, comme la lecture d’une lettre capitale, il est tout de suite évident qu’il va se faire entendre, alors qu’un silence complet aurait parfaitement convenu.

 

Cette portion de métrage, trop longue, consacrée à cette figure héroïque, se révèle par conséquent épuisante et frôle souvent le ridicule. Là réside le problème fondamental de Godless, qui soumet la série à un déséquilibre constant en dilatant, distendant à l’extrême ce qui ne devrait pas l’être ; et en contractant, compressant ce qui recèle le plus de potentiel. Elle porte également préjudice à l’écriture du premier personnage principal, le plus lisse et fade du film. L’ombre de l’Impitoyable Clint Eastwood, qui tentait lui aussi de se reconvertir dans l’élevage pour échapper à un passé de spirale infernale de violence, plane sur Goode et aurait pu étoffer son personnage. Mais impossible d’y croire, tant ses aspects vertueux sont mis en avant : il apparaît comme un boy scout qui semble plus provenir d’un récit d’initiation enfantin comme Jody et le faon que d’un quelconque western crépusculaire.

 

Il restait donc à Scott Frank une troisième tentative de réappropriation de grands classiques, dans sa description de la relation père-fils conflictuelle entre Goode et Frank Griffin, qui rappelle cette fois très fortement le Red River de Howard Hawks.

 

Là aussi, John Wayne, figure paternelle, adoptait et formait le jeune Montgomery Clift avant qu’un désaccord profond ne les divise. Godless est également centré sur les rapports difficiles qui se transforment en antagonisme sans merci entre le père et le fils. Leurs relations au départ basées sur l’admiration et la fascination tournent, les difficultés surgissant, à l’agressivité et à la rébellion. Le modernisme du Hawks, sorti en 1948, provenait des ambiguïtés du personnage de Wayne, dont l’obstination et l’autorité quasi pathologiques cachaient une instabilité dangereuse. Rarement le protagoniste principal d’un western, qui plus est interprété par un acteur réputé pour sa droiture et symbole des valeurs traditionnelles américaines, n’avait été aussi impitoyable, cruel, vindicatif et antipathique de prime abord.

Godless - Le western faquin

Plus mégalomaniaque et illuminé encore, le prêtre paternaliste de Jeff Daniels s’érige en juge divin : à chaque mort entravant son périple, il demande à se charger personnellement de lire les prières selon le crédo “je le tue et je prie pour son âme”, dans un mélange de sadisme et de bienfaisance profondément perturbant. L’acteur, reconnu pour de grands rôles de composition dans les années 80 et récemment dans la série The Newsroom, donne vie à un vrai grand méchant qui, contrairement à Roy Goode, est l’objet d’une caractérisation psychologique bien plus complexe et donc intéressante. Chacune de des apparitions est marquante car gorgée d'imprévisibilité, avec sa douceur terriblement menaçante. Ses motivations réelles sont habilement laissées dans le flou du début à la fin, mais Daniels ne peut cependant pas sauver ni compenser les aspérités boursouflées de la mini-série, qui prend à nouveau bien soin d'escamoter cette relation conflictuelle et cette figure haute en couleurs pour sans cesse emprunter d’autres chemins de traverse.

 

C’est ainsi que Scott Frank, semble-t-il difficile à rassasier, ajoute une dernière pierre à son édifice monstrueux : la description sociologique, pseudo-documentaire, d’une petite ville intégralement composée de femmes au caractère bien trempé, et de leur esprit de groupe (hawksien une fois encore, on pense à Rio Bravo) destiné à faire rempart à l’envahisseur barbare. L’on a beaucoup glosé, positivement et à raison, sur la dimension féministe de l’oeuvre. Les caractères sont dessinés avec un mélange assez réussi de sensibilité à fleur de peau et de stature brut de décoffrage. Il en découle des passages à la truculence bienvenue, où les habituelles bagarres de saloon et autres règlements de compte sont satiriquement détournés : les femmes mettent littéralement les rares hommes encore vivants à genoux et leurs donnent des leçons de savoir-vivre. L’approche est louable mais ne constitue malheureusement qu’un bloc hétéroclite de plus accolé aux autres, dans la formation de cette immense oeuvre-somme bâtarde et malade.

 

Cet aspect aurait également mérité plus d’attention pour rendre le destin tragique de ces femmes tangible, avec ce traumatisme originel qui pèse en toile de fond mortifère (le décès de tous les maris lors d’une explosion minière). La caméra ne se pose pas assez dans la petite bourgade, et ne capte que superficiellement les conditions de vie précaires de ces dames et leur combat quotidien pour la survie. Cela n’est pas aidé par de nouvelles images d’Epinal, petit tableaux pastoraux éclairés à la Terrence Malick, qui contredisent totalement la vision d’un Far West âpre et sans concessions qu’entend donner la mini-série (exposée par Jeff Daniels au détour d’un dialogue : “it’s a godless country”). Censée dégager des odeurs de soufre et le stupre, l’oeuvre donne bien davantage un doux parfum de rose et de lavande à inhaler.

 

Pour terminer, la qualité d’un western se mesure aussi à l’efficacité et la maîtrise de ses gunfights. Godless rate le coche en plagiant cette fois Sam Peckinpah sans ménagement. Le montage éclaté, fragmenté à l’extrême de La Horde Sauvage pouvait vite passer pour de la virtuosité gratuite, mais exprimait souvent un certain chaos matériel et moral, propos nihiliste indissociable du contexte du Nouvel Hollywood, qui entendait réduire en poussière les grandes icônes ancestrales du western classique. Les scènes d’action de Godless se rêvent en grand opéra sanglant, mais ne sont qu’un tourbillon affolé où les jets d’hémoglobine et les chutes au ralenti de personnages frappés à mort ponctuent une action discontinue et sans ligne de force, conséquence d’un découpage à la ramasse, proprement bâclé.

Godless - Le western faquin

Se dessine dès lors un nouvel exemple illustratif de reprise sans âme d’architectures propres à un cinéma antérieur, dépossédée de toute légitimité en vertu de sa non-concordance avec un contexte historique ou idéologique précisément daté. Qu’il restitue tel ou tel schéma narratif où tel ou tel procédé de mise en scène propre à des grands westerns, Scott Frank n’exprime rien du tout (en plus de le faire avec une bien moindre maîtrise). Godless est avant tout une oeuvre de petit fanboy qui prendrait un malin plaisir, avec un manque d’humilité tout à fait ahurissant, à maladroitement faire joujou avec un patrimoine filmique idolâtré, et à en accentuer les composantes archétypales jusqu’à l’écoeurement.

 

Godless est donc symptomatique, aux côtés de films tels qu’Appaloosa ou de 3h10 To Yuma, de ce courant néo-académique du western post 2000, qui prétend apporter un traitement des rapports humains réactualisé et soi-disant détaché des stéréotypes d’antan, plus proche des attentes du public contemporain. Ce qui se traduit majoritairement, hélas, par un aplanissement de toute aspérité de cinéma, le soin ostensible de la direction artistique s'additionnant à de pesantes conventions de forme et de fond, en vigueur aujourd’hui dans une bonne partie du cinéma hollywoodien, qui ne font que se substituer à celles qui les ont précédées. Le western « moderne » n’est autre qu’un sous-genre du film d’époque en costumes, qui se trouve ainsi menacé des mêmes travers récurrents.

 

Quelques coups d’éclats fulgurants viennent cependant contrecarrer ce constat blasé. L’on continuera à se délecter de l'atmosphère, véritablement onirique et suspendue, d’une tétanisante Proposition, tout comme de la mélancolie déchirante de L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, vraie méditation sur la création du mythe. Autrement, il est aujourd’hui très facile de revisiter les oeuvres majeures des Ford, Hawks, et autres Delmer Daves qui pouvaient, en un unique plan limpide, faire ressortir tout le tragique d’une destinée individuelle ou collective et lui donner une immense signification sociale ou historique. Oui, parfois, “c’était vraiment mieux avant”.

 

PS : La seule série westernienne digne de ce nom s'appelle Deadwood, et est à découvrir ou redécouvrir sans ménagement.

 

Robin

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27 avril 2018 5 27 /04 /avril /2018 15:29

Dire qu’Infinity War était attendu relèverait de l’euphémisme. Le film représente ni plus ni moins que l’accomplissement de toute la mise en place effectuée par Marvel Studios depuis la création de leur univers cinématographique étendu. Entre l’emplacement des différentes Pierres d’Infinité distillé à travers les films et la présence de Thanos introduite en toile de fond depuis le premier Avengers, les studios ont tenu en haleine leur public pendant de longues années, chaque film semblant se concevoir comme une nouvelle pièce d’un ambitieux puzzle. 

Avengers : Infinity War

Infinity War, c’était aussi la promesse d’un crossover dépassant toutes les attentes. La première incursion cinématographique des Avengers en 2012 avait ceci d’exceptionnel qu’elle voyait pour la première fois des super-héros issus de films isolés se réunir à l’écran. Le troisième opus entend réitérer l’exploit dans des proportions encore plus grandes en suivant non seulement le destin des Avengers existants suite à leurs péripéties individuelles mais également celui de tous les nouveaux personnages intégrés dans l’univers étendu depuis 2015 et L’Ere d’UltronSpider-ManDocteur StrangeBlack Panther ou encore les Gardiens de la Galaxie rejoignent ainsi les rangs d’Iron ManCaptain America et autres Thor. Autant dire que faire coexister tout ce beau monde tout en mettant en scène la plus grande menace rencontrée au sein du Marvel Cinematic Universe tenait du numéro d’équilibriste et l’on pouvait se demander comment les frères Russo (déjà derrière les peu reluisants Captain America : Le Soldat de l’hiver et Civil War) allaient bien réussir à mener cette imposante barque. 

 

Après des tentatives timides de lorgner du côté du thriller politique (Le Soldat de l’hiverCivil War) ou de la fable identitaire (Black Panther), le MCU revient désormais sur le terrain qu’il maîtrise le mieux, à savoir la baston cosmique sur fond de grand rassemblement super-héroïque. Le film pose d’emblée ses enjeux en présentant Thanos comme une menace redoutable et son arrivée comme une fatalité. Les héros Marvel se voient dès lors séparés par la force des choses en différent groupes, chacun ayant un rôle bien précis à jouer dans le grand affrontement qui s’annonce. Cet éclatement garantit au récit un rythme dynamique et permet surtout une gestion intelligente de ce nombre d’intervenants déraisonnable, au détriment peut-être d’un récit crédible, les héros ayant une fâcheuse tendance à intervenir pile au moment où on a besoin d’eux, faisant fi des lois temporelles ou spatiales. Un défaut problématique dans la dernière saison de Game of Thrones mais qu’on pardonnera plus aisément au sein d’un univers où cohabitent magiciens et ratons-laveurs doués de parole. 

Avengers : Infinity War

Comme pour le premier Avengers, l’une des forces de l’écriture émane du caractère inédit et jouissif des interactions entre les différents personnages. Voir Tony Stark et Doctor Strange confronter leurs egos ou Thor s’associer à Rocket sont autant de moments savoureux mais permettent surtout de mettre en exergue les motivations et les backgrounds de ces figures superhéroïques bien connues avec une saveur nouvelle. On appréciera par ailleurs le choix du script de se concentrer sur les personnalités les plus intéressantes et charismatiques du lot (Stark, Thor, Strange ou les Gardiens) tout en délaissant les plus fades (Captain America et sa clique, Black Panther…). Notons aussi les efforts pour rendre le couple Scarlet Witch/Vision, au centre de l’un des dilemmes moraux les plus cruciaux du film, plus crédible que dans ses précédentes apparitions. 

 

Aussi nombreux qu’ils soient, aucun des héros d’Infinity War ne semble se voir accorder le privilège d’un rôle principal. Ou, du moins, tous semblent éclipsés par le personnage le plus imposant offert par le film : Thanos lui-même. Longtemps resté dans l’ombre, le grand vilain de la galaxie marvelienne semblait avoir tout du méchant unidimensionnel comme le MCU en a déjà tant épuisé. Là est la vraie surprise : non seulement Thanos en impose derrière son costume numérico-violet (le charisme de Josh Brolin aidant) et dégage dès sa première apparition une aura de puissance et d’invincibilité à même de mettre à rude épreuve l’équipe des vengeurs, mais il révèle également une relative profondeur qu’on n’espérait plus de la part d’un tel antagoniste.

 

Certes, ses motifs gravitent toujours autour de la destruction de masse, mais les motivations du personnage sont clairement exposées et relativement crédibles, loin d’un simple désir de domination universelle. Et si ses penchants impitoyables et annihilateurs ne sont pas négligeables, Thanos se voit également humanisé et enrichi d’une portée tragique, irradiante lors d’une séquence-clé dont il vaut mieux ne pas gâcher la surprise. Un méchant charismatique, puissant et avec du relief, voilà tout ce qu’on attendait de Marvel Studios depuis tant d’années et une succession d’opposants au mieux anecdotiques, au pire grotesques. 

Avengers : Infinity War

Cette emphase sur le vilain au détriment des héros induit naturellement une tonalité plus sombre que le film parvient à embrasser. Le mélange de punchlines et d’alliances de superpouvoirs propre aux Avengers reste bien entendu de mise, mais Infinity War insère une gravité rafraîchissante dans son récit, palpable dès son ouverture, et s’évertue à mettre en scène le sentiment d’une menace inarrêtable. Difficile d’omettre cette séquence finale qui fait déjà énormément parler d’elle. En une seule scène, le MCU atteint une noirceur et une fatalité jamais effleurées auparavant et livre indéniablement l’un de ses instants de grâce. On restera plus dubitatif quant au caractère définitif de cette conclusion (Infinity War n’étant finalement que la première partie d’une histoire qui trouvera son achèvement dans le prochain Avengers  en 2019) mais son effet immédiat n’en demeure pas moins saisissant. 

 

Infinity War est donc non seulement le film le plus sombre du MCU mais également le plus ambitieux dans ses proportions. Loin de se limiter au simple assaut d’une ville terrienne, la narration assume à la fois la dimension terrienne de l’univers et sa porté cosmique en lorgnant volontiers du côté du space opera. On appréciera d’ailleurs le travail de la direction artistique et des équipes d’effets spéciaux qui donne une aura visuelle relativement neuve à ces péripéties spatiales et procure au récit la grandeur épique à laquelle il aspire. A la manière d’un Doctor Strange, le travail des équipes techniques rattrape quelque peu le manque de talent de ses réalisateurs. 

Avengers : Infinity War

Soyons honnêtes : Anthony et Joe Russo ne seront jamais de grands metteurs en scène et il est indéniable qu’un cinéaste plus talentueux (citons à tout hasard Bryan Singer) aurait pu donner une toute autre envergure à ce scénario. Le duo se limite à des choix de cadrage et de découpage extrêmement basiques et se complaît dans sa manie à abuser de la shaky cam, en particulier lors des scènes d’action. Reconnaissons cependant une amélioration depuis Civil War et son triste affrontement dans un aéroport désaffecté. Les combats sont plus lisibles et, surtout, tirent pleinement parti du potentiel cinégénique des différents opposants. Ainsi, le duel contre Thanos trouve un juste équilibre entre démonstration de puissance de l’antagoniste et utilisation des pouvoirs variés de la troupe des Avengers, s’imposant naturellement comme la séquence d’action la plus mémorable du film. Quant à la tentative de bataille rangée façon Peter Jackson au Wakanda, un peu brouillonne, elle garde l’immense mérite de ne pas s’éterniser autant que l’épuisant climax de L'Ere d'Ultron

 

Cette absence de vision et, plus simplement, de maîtrise en terme de mise en scène rappellent que le MCU reste un projet mercantile (quasi) vierge de toutes prétentions artistiques. Il ne faut pas attendre d’Infinity War autre chose qu’un produit savamment emballé, étonnamment digeste malgré son contenu boursouflé et sa durée conséquente (plus de 2h30 tout de même !) mais dont l’objectif, assumé, est de faire revenir le public en salle dans un an pour découvrir sa vraie conclusion qui risque malheureusement de revenir sur bon nombre de choix osés effectués ici. Cependant, il serait malavisé de bouder son plaisir. En s’éloignant des terrains que ses créateurs ne maîtrisaient pas et en récompensant finalement des années de mise en place et de scènes post-générique futiles, Infinity War retrouve un équilibre que l’équipe de superhéros n’avait plus connu depuis le premier Avengers et se révèle être à la hauteur des attentes pourtant déraisonnables générées par près de six ans d’habile promotion. L’effort reste suffisamment rare pour être signalé. 

 

 

Martin

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