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4 avril 2018 3 04 /04 /avril /2018 13:36

Steven Spielberg fut longtemps (et reste) pour beaucoup de critiques et cinéphiles l’incarnation même de « l’habile faiseur ». Un maître manipulateur des techniques comme des émotions du spectateur chez qui tout est emprunté, mécanique, convenu, et qui ne semble en prise directe avec l’inconscient collectif que parce qu’il a su astucieusement identifier quelques grands archétypes. Pour d’autres, par contre, il est un sublime aventurier qui a su retrouver le sacro-saint esprit d’enfance égaré par un cinéma contemporain tristement désenchanté. Pour les premiers, le phénomène commercial sans précédent que représente sa carrière contrarie une évaluation sereine de ses mérites de cinéaste-auteur, un tel succès étant forcément “suspect”. Pour les deuxièmes (parmi lesquels l’auteur de cette critique se range clairement), son œuvre constitue, malgré l’immense diversité des genres et formats exploités au fil des décennies, un modèle absolu de cohérence aussi bien thématique que stylistique. Ready Player One relance de façon assez saisissante ce débat vieux comme le monde de par sa nature même de film « fourre-tout » référentiel.

Ready Player One

Le succès incroyable de Stranger Things a démontré que le ressassement nostalgique a le vent en poupe, avec pour principale cible les films de genre des eighties. Cinématographie insouciante et décontractée, synonyme dans la mémoire populaire d’époque bénie sur le territoire américain, qui succède aux remises en question profondes du Nouvel Hollywood. Ce véritable phénomène de mode ne semble à mettre qu’au crédit d’une certaine désillusion générale. Avec une politique du « c’était mieux avant », l'industrie du cinéma hollywoodien a d’emblée saisi l'opportunité lucrative d’exploiter un tel filon. Ce qui amène inévitablement à la question de la sincérité de ces produits formatés à l’extrême, trop souvent voilée par une débauche de pure nostalgie putassière.

Ready Player One se présente comme un énorme melting-pot de références culturelles, comprenant principalement les décennies 80 et 90. Il est donc inévitablement soumis à l’interrogation de savoir s’il surfe sur cette vague idéologiquement douteuse ou s’il s’approprie ce flot de clins d’œil pour élaborer un vrai propos d’auteur. Questionnement qui dédouble celui énoncé dans l’introduction à propos de l’entièreté de l’oeuvre spielbergienne.

Ready Player One, adapté d’un roman (apparemment assez médiocre) d’Ernest Cline, situe son intrigue en 2045, alors que le monde est au bord du chaos. Les êtres humains se réfugient dans l'OASIS, univers vidéoludique interactif mis au point par le brillant et excentrique James Halliday (Mark Rylance). Avant de disparaître, celui-ci a décidé de léguer son immense fortune à quiconque découvrira l'œuf de Pâques numérique qu'il a pris soin de dissimuler dans l'OASIS. L'appât du gain provoque une compétition planétaire. Un jeune garçon, Wade Watts (Tye Sheridan), qui n'a pourtant pas le profil d'un héros, décide de participer à la chasse au trésor. 

En premier lieu, Ready Player One ne propose pas d’exploration approfondie ou inédite des imbrications entre mondes réel et virtuel. A l’opposé de Nolan ou des Wachowski, les personnages ne sont jamais soumis aux vertiges existentiels éprouvés par le Cobb d’Inception ou le Neo de Matrix. Cette voie n’intéresse pas Spielberg, comme en témoigne le temps de métrage très mince qu’il consacre à la description de cet énième futur dystopique, sorte de copycat de celui de Minority Report avec sa représentation de l’obsession sécuritaire et sa grisaille blafarde (Janusz Kaminski est de nouveau à la photo). Les rares séquences qui s’y déroulent sont simplement destinées à montrer les personnages courir d’un point à un autre pour échapper à leurs poursuivants et maintenir leur présence dans l'OASIS, dans une configuration qui rappelle très justement le dernier segment d’Inception.

Avec Ready Player One, le cinéaste va donc s’approprier cette architecture classique (va-et-vient constant entre réalité et virtualité) non pas dans une optique philosophique, mais comme simple prétexte à l’édification d’un message intimiste profondément personnel. En second lieu, et toujours dans un souci de déjouer les attentes, il entreprend de traiter son énorme corpus d'icônes du cinéma de genre non pas dans une perspective de strict hommage complaisant, mais bien de charge critique féroce. En troisième et dernier lieu, cet univers parallèle de tous les possibles va lui permettre d’orchestrer une hallucinante leçon de mise en scène, qui enterre allègrement le tout venant du cinéma mainstream hollywoodien actuel.

Ready Player One

Dès sa première séquence d’action pure, à savoir une course de voitures futuriste, Spielberg applique les préceptes de mise en image qui ont fait sa marque de fabrique. Il prend d’abord le contrepied de la multiplication infinie des points vue propre au cinéma postmoderne, où une caméra numérique omnisciente se permet, en défiant toujours plus les lois de la physique, de capter une scène sous les angles les plus fous et impossibles et d’en offrir une vision globalisante et complète. A contrario, Spielberg s’impose de garder son objectif comme fixé au ras du sol durant l’intégralité de la course, à hauteur des voitures et de leurs conducteurs. C’est bien là une constante dans les films de SF du cinéaste : la caméra reste ancrée à hauteur de personnage et ne quitte jamais leur point de vue.

On citera parmi tant d’autres ce plan-séquence anthologique de la Guerre des Mondes où Tom Cruise tentait d’échapper, au volant de son véhicule placé en avant plan, aux Tripodes dont la présence terriblement menaçante en arrière-plan était décuplée par la radicalité de ce parti pris. Ready Player One permet lui aussi un rendu millimétré de la sensation de gigantisme des opposants virtuels qui font obstacle aux pilotes de la course, et crée une vraie tension du fait que le point de vue limité des personnages rend imprévisibles leurs attaques destructrices, leur surgissement subit dans le champ. Des plans d’ensemble sur les forces en présence (bolides et antagonistes) auraient désamorcé l’effet d’écrasement qui pèse sur les principaux protagonistes, auxquels le spectateur est donc chevillé du début à la fin.

La deuxième règle d’or spielbergienne en matière de captation de l’action réside dans l’utilisation, au maximum, du plan long, ainsi que dans l’obsession de la clarté qui lui est consubstantielle. Dans ce domaine, la mise en scène du maître constitue une sorte de modèle anti-Michael Bay. Là où ce dernier recourt au sur-cut jusqu’à la nausée pour créer une sensation strictement artificielle de trépidation, Spielberg prend toujours le temps de s’assurer que le flot d’informations transmis par un plan soit intégralement reçu par le spectateur, dès lors non réduit à l’état de plante décérébrée et à même de profiter pleinement des tenants et aboutissants d’affrontements titanesques.

Certes, Spielberg se permet également toutes les folies en matière de pyrotechnie et d’effets spéciaux gargantuesques, mais toujours de manière lisible. La comparaison est terriblement éclairante : là où Michael Bay filme le chaos de façon chaotique, croyant à tort que fond et forme vont se répondre et fusionner dans une sorte d’alchimie filmique « naturelle », le maître capte le chaos de façon tout à fait ordonnée et posée. Le rythme de succession des plans, décéléré lui aussi au maximum dans les limites imposées par un déroulement d’actions justement échevelé, permet d’apprécier pleinement les prouesses visuelles le plus ahurissantes avec un sentiment de fluidité absolue.

Dans ce rendu maniaquement précis de cascades et combats vidéoludiques étourdissants, Ready Player One prolonge les expérimentations opérées sur Tintin et le Secret de la Licorne, et s’impose tranquillement en tant que nouveau maître étalon. Cependant, il convient de préciser qu’en termes de strict rendu photoréaliste des textures, l’utilisation de la motion-capture par Spielberg ne présente absolument rien de révolutionnaire. Par comparaison, de presque dix ans son cadet, Avatar détient encore haut la main la médaille d’or dans ce domaine, avec la création d’un univers foisonnant et singulier crédible, bénéficiant d’une restitution graphique de chaque détail qui avoisine toujours la perfection.

Il convient maintenant d’analyser la dimension de référentialité nostalgique de l’œuvre. Spielberg ne s’est posé absolument aucune restriction quant à la sélection des figures de proues (qu’il s’agisse de personnages, d’accessoires, de créatures ou de simples gimmicks) propres à la production cinématographique et vidéoludique des années 80 et 90. La majorité d’entre-elles se révèlent la plupart du temps très peu subtiles et le geek hardcore comme le néophyte les reconnaîtront sans peine. Comme formulé plus haut, cette fournée débridée de clins d’œil tous azimuts ne constitue en aucun cas un patchwork bâtard et informe, profondément indigeste et jeté en pâture à un public méprisé.

Bien qu’un plaisir évident puisse naître du relevé au premier degré de ces différentes icônes, Ready Player One entreprend en réalité de formuler une satire au vitriol de ce rapport à la pop culture et plus précisément de son mode de consommation. En quelques plans d’une grande force corrosive, Spielberg ridiculise (bien qu’affectueusement, le cinéaste se revendiquant lui-même nerd devant l’éternel) la communauté des gamers de l’OASIS, représentés à l’écran comme des pantins trépanés qui gesticulent dans le vide de manière proprement grotesque, dans leur caravane délabrée aussi bien qu’au milieu de la rue, dépossédés de tout instinct de survie et aveugles aux dangers potentiels environnants.

Ready Player One

La clé de voûte de cette satirique mise en abîme est cependant à chercher du côté du personnage délectablement interprété par Ben Mendelsohn, industriel sans scrupules qui cherche à posséder toutes les actions de l’OASIS en Bourse. Car bien que les consommateurs lambda ne soient pas épargnés par le regard acerbe du cinéaste, il faut garder en tête que les principaux protagonistes de son récit ont toute sa sympathie, et sont justement les héroïques défenseurs d’une certaine innocence du divertissement populaire qui ne serait pas encore corrompue par les hautes instances de la finance.

Le personnage de Nolan Sorrento (Mendelsohn) est donc écrit comme une véritable actualisation, aux traits éminemment caricaturaux, du producteur hollywoodien véreux et ignorant, qui prétend détenir une connaissance de l’histoire et du métier relatifs au médium qu’il chapeaute alors qu’il n’en est rien. Par l’entremise de ce personnage, Spielberg entend clairement foutre un gros coup de pied dans la fourmilière de la production sérielle et cinématographique hollywoodienne courante, qui s’empare sans ménagement d’un imaginaire collectif prétendument connu pour le restituer en bloc prémâché, sans apport créatif original et à des fins strictement pécuniaires (Stranger Things, tu es grillé).

Cette dimension de Ready Player One invalide les nombreux procès d’intention relatifs à la prétendue « roublardise » de Spielberg et apporte un nouvel éclairage sur une grande partie de son œuvre. Son cinéma a par exemple souvent été qualifié de « béatement optimiste ». Certes, les extraterrestres d’E.T. et de Rencontres du troisième type ne venaient pas pour conquérir ou détruire la Terre mais pour communiquer, ce qui a suffi à démarquer radicalement Spielberg de la science-fiction cinématographique classique, notoirement paranoïaque, où la menace métaphorique provenait toujours de l’espace (bien qu’il se soit « rattrapé » depuis avec sa Guerre des Mondes).

Mais il est capital de rappeler que quand il montre les humains et leur monde, il fait à l’opposé preuve d’un cynisme prononcé, qui a parfois même évolué en véritable méchanceté. Cette quasi-misanthropie transparaît dans l’ironie mordante avec laquelle il a pu décrire la société américaine et la plupart des adultes qui la composent. L’intérêt personnel, l'égoïsme, la mesquinerie, les préjugés, la corruption… dominaient déjà dans Jaws avec sa satire des notables d’une station balnéaire menacée dans son unique industrie (et que dire, par extension, des avocats véreux du parc d’attraction de Jurassic Park ?).

Chez Spielberg, personne ne croit vraiment aux valeurs traditionnelles de la société américaine. Les foules de Sugarland Express acclamaient les deux hors-la-loi poursuivis par la police. La défiance à l’égard de toute forme de pouvoir, et en particulier du gouvernement, imprègne encore très justement Rencontres du troisième type, où Washington ourdit un véritable complot mystificateur et crée une panique pour tromper le public, et E.T., où les agents fédéraux sont une présence envahissante et menaçante. A la fin des Aventuriers de l’Arche Perdue, la bureaucratie gouvernementale prouvait une nouvelle fois son incompétence en enterrant une formidable arme secrète au fond d’un entrepôt. Dès lors, l’on ne s’étonnera pas que la tendance des personnages de Spielberg à se réfugier dans l’irréel, le fantastique, le monde de la vision enfantine, soient la contrepartie de cette quasi-misanthropie.

Madeleine de Proust notoire qui trouve en réalité son expression ultime dans Ready Player One. Double oppositionnel du personnage de Ben Mendelsohn et double du cinéaste démiurge Spielberg,  le James Halliday interprété par Mark Rylance, enfant qui a refusé de grandir, créateur de l’OASIS, est le gardien de ce Temple de l’émerveillement originel, érigé de film en film par le cinéaste pour faire obstacle à la cruauté des institutions du monde des adultes (se rappeler, encore avec délectation, du petit Bale de l’Empire du Soleil qui fantasmait les avions de chasse allemands comme de simples jouets en sa possession, ou du Dreyfuss de Rencontres qui fuyait le quotidien cauchemardesque de la famille américaine pour observer des cornets de glace volants).

C’est en réalité autour du personnage de Rylance, choix de casting prodigieux relativement à la pudeur, la gaillardise, la bonhomie et la naïveté naturelle qui émanent de l’acteur, que s’articule le propos de fond du cinéaste. Qui se pare ainsi des atours de la confession intime et constitue le vrai noyau dur, le centre névralgique, le cœur émotionnel de Ready Player One.

Ready Player One

Cet état de fait est encore renforcé par deux éléments de narration, habilement insérés par Spielberg dans le récit. Le premier est une allusion perpétuelle au « Rosebud » de Citizen Kane dans les dialogues, qui renvoient à l’idée de paradis perdu de l’enfance. Le deuxième, peut-être moins évident mais qui démontre toute l’intelligence du cinéaste et surtout sa malice, va consister à placer l’un des personnages principaux dans un niveau de jeu de l’Oasis qui recrée la diégèse d’un film d’horreur culte réalisé par un cinéaste culte (pas de spoiler). Le personnage en question présente l’attrait intéressant de n’avoir jamais vu le film (idée géniale).

Incapable d’anticiper les malheurs qui vont lui arriver dans des scènes choc passées à la postérité, il va ainsi dédoubler, par une nouvelle mise en abyme, la position spectatorielle du néophyte qui découvre un grand film, avec le lot de frissons et d’adrénaline que cela implique. Spielberg parvient par là-même à déclarer son amour à un cinéaste et ami très cher, tout en ré-insistant sur la nécessité de préserver son esprit de découverte et d’émerveillement devant des œuvres qui ont pu et pourront toujours à l’avenir être conçues avec un véritable cachet artistique et sans ingérence malavisée.

Étonnant de constater que pour une fois, l'expression d’oeuvre-somme ne sera pas galvaudée pour Ready Player One, tant le film synthétise les obsessions thématiques spielbergiennes, tout en offrant un concentré de son savoir-faire à nulle autre pareille en termes de mise en scène. Cependant, il apparaît avisé de signaler que le dernier né du maître n’est pas un film parfait. Cela tient en partie au fait que James Halliday n’en est pas le personnage principal, et que donc l’émotion qui se cristallise autour de son destin soit sporadique.

Le nerd incarné par Tye Sheridan et ses acolytes sont en effet, par comparaison, d’une fadeur indubitable, conséquence du choix du cinéaste de privilégier un rythme très véloce, qui ne ménage que très peu de respirations qui permettraient une caractérisation psychologique et donc une identification plus poussée. Ils sont certes amusants mais ne suscitent que très vague empathie. Enfin, le dernier segment tire clairement en longueur et met en exergue un défaut récurrent de Spielberg, qui est (contrepartie de son immense générosité) de ne pas toujours savoir s’arrêter à temps en multipliant les climax à outrance.

Que cela n’empêche cependant pas de profiter du spectacle offert ici, film d’action totalement maîtrisé qui instrumentalise un pot-pourri nostalgique à des fins satiriques et de profession de foi indéniablement touchante. Merci, Steven Spielberg.

 

Robin

 

[L'avis d'Arnaud]

 

Je vais certainement me montrer moins enthousiaste que mon collègue belge, mais pour moi ce film correspond à peu près exactement à mes attentes : autant bourré des qualités de Spielberg que des défauts de l'oeuvre dont il est adapté. La débauche d'effets spéciaux et de références fonctionne parfois très bien (la course initiale et un passage en rapport avec un certain film culte), parfois beaucoup moins (le dernier tiers). Il m'est impossible de ne pas regretter qu'avec un tel sujet, la critique et la réflexion restent en surface, à part nous présenter un futur assez moche et déprimant, l'accent est clairement mis sur le fun. Il n'y a pas grand chose de fait pour que les personnages soient attachants ni originaux, avec parfois de bons gros stéréotypes qui tâchent, ce qui fait que malheureusement le tout nous glisse un peu dessus sans vraiment marquer, ce que je reprochais aussi à Tintin en fait. Inventif mais profondément bancal, tu peux mieux faire Steven.

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